L’Allemagne serait-elle un modèle… à ne pas suivre ? Son bilan est en tout cas « plus contrasté que ce qu’en retiennent la plupart des commentateurs », souligne Rémi Lallement, l’auteur de ce document de travail. Recul du chômage, assainissement des finances publiques et excédent commercial record se doublent d’une quasi-stagnation des revenus, d’un accroissement des inégalités et d’un niveau d’investissement en dessous de son potentiel. Des résultats qui interrogent la vertu et la soutenabilité du modèle.
Un (demi) miracle
Le miracle allemand se raconte d’abord en termes de résilience. Alors qu’elle était encore « l’homme malade de l’Europe » début 2000, l’Allemagne affiche des taux de croissance nettement supérieurs à ceux de ses voisins depuis le début de la décennie. Une dynamique qui ferait du pays « la locomotive de la zone euro ». Ombre au tableau : ce différentiel de croissance entre l’Allemagne et le reste de la zone euro a beaucoup fondu depuis 2015 et l’écart devrait s’inverser dans les prochaines années, si l’on en croit notamment les prévisions du FMI.
Sur le front de l’emploi, autre miracle : l’Allemagne affiche un taux de chômage deux fois moins élevé qu’en France, le plus bas depuis la réunification. Ce succès imputé pour partie aux réformes du marché du travail, dites réformes Hartz, va toutefois de pair avec l’essor sans précédent des emplois à bas salaires – dont le « minijob » est emblématique. La part des bas salaires dans l’emploi total culmine aujourd'hui à 22 %. C’est une des plus élevées d’Europe. Modération salariale et développement des emplois précaires ont finalement creusé le lit des inégalités de revenus au point qu’elles sont aujourd'hui plus élevées qu’il y a vingt ans.
Enfin, on envie à l’Allemagne sa compétitivité que le World Economic Forum classe au cinquième rang mondial dans son dernier rapport. Mais l’excédent record de la balance des paiements allemande est aussi le symptôme d’un profond déséquilibre : celui d’une demande intérieure anémique et d’un excédent d’épargne en prévision du vieillissement de sa population.
Zones d’ombre
Prévision de fait préoccupante, prévient Rémi Lallement, pour qui « les perspectives d’évolutions [du pays] comportent des zones de vulnérabilité », au premier rang desquelles le déclin démographique. Si l’afflux de migrants devrait bien compenser le déficit de main-d’œuvre moyennant des investissements dans leur « employabilité », ce déclin fera malgré tout de l’Allemagne l’un des plus vieux pays de l’OCDE (avec le Japon) à l’horizon 2050. Les plus de 65 ans y représenteront alors 75 % des personnes en âge de travailler – contre 46 % en France pour comparaison. Ce déséquilibre « constitue une menace considérable pour le marché du travail », souligne l’auteur. Avec des conséquences majeures sur l’activité : le taux de croissance du PIB allemand pourrait devenir un des plus faibles en termes réels d’ici 2050, selon les projections de PricewaterhouseCoopers.
Autre sujet de préoccupation : l’atonie de la consommation des ménages. La faiblesse de la demande incite peu les entreprises (qui en ont pourtant les moyens) à investir et innover, notamment dans les champs du numérique – l’industrie 4.0 – et de la transition énergétique – Energiewende. C’est un paradoxe qui a conduit certains analystes à dire que les entreprises allemandes « vivraient sur leurs acquis » avec le risque d’épuiser à terme le moteur historique de leur croissance : les gains de productivité.
Pour autant, « on peut être raisonnablement optimiste », tempère l’auteur. La société allemande sait faire preuve de « sursauts salutaires ». En témoigne la séquence de 2015 qui a vu l’instauration par le gouvernement fédéral d’un salaire minimum interprofessionnel après les révélations de certaines dérives de la modération salariale – notamment l’épisode des travailleurs détachés dans le secteur des abattoirs. Les voix qui s’élèvent outre-Rhin pour appeler à un rééquilibrage sont du reste de plus en plus nombreuses. À commencer par celle des « Cinq Sages » du Conseil allemand des experts économiques, qui concluent dans un de leurs derniers rapports « qu’il est grand temps de mener en Allemagne une politique budgétaire et fiscale favorable à la croissance »... Le pays et l’Union européenne auraient tout à y gagner.
Céline Mareuge
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