Les inégalités entre les femmes et les hommes sont connues : les femmes comptent pour 46 % des salariés du privé mais 20 % des cadres dirigeants et 20 % des membres des conseils d’administration du CAC 40. Les femmes cadres dirigeantes sont payées 32 % de moins que les hommes – en équivalent-temps plein. 82 % des temps partiels (souvent contraints) sont féminins. La retraite moyenne des femmes (y compris les avantages accessoires, et notamment les pensions de réversion) représente 72 % de celle des hommes.
De nombreuses lois ont tenté de lutter contre ces inégalités, en affirmant tout d’abord le principe de l’égalité, puis en punissant les inégalités de traitement : droit de vote et d’éligibilité en 1944, droit de gérer ses biens propres et de travailler sans l’autorisation de l’époux en 1965, principe d’égalité salariale en 1972 puis 2006, principe d’égalité professionnelle en 1983 puis 2001, mixité des écoles publiques en 1975, etc.
Néanmoins des inégalités socioéconomiques significatives entre hommes et femmes perdurent. Comme le rappellent régulièrement les institutions internationales, celles-ci posent non seulement un problème de justice mais aussi d’efficience économique. La situation est d’autant plus paradoxale, et choquante, que les parcours scolaires et universitaires des femmes n’ont cessé de s’améliorer, pour dépasser ceux des hommes.
C’est la raison pour laquelle Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, a demandé à France Stratégie de réfléchir de manière transversale au problème des stéréotypes entre les filles et les garçons, dans l’enfance et l’adolescence, en couvrant l’ensemble de leur vie quotidienne.
La conclusion des auteurs du rapport coordonné par Marie-Cécile Naves et Vanessa Wisnia-Weill est que la recherche d’égalité bute sur les attitudes et les rôles sociaux. En d’autres termes, que les positions sociales des hommes et des femmes ne résultent pas uniquement de choix de vie individuels et rationnels mais aussi, et très profondément, d’habitudes, de clichés, de traditions, qui n’influencent pas seulement les goûts des individus mais aussi les institutions et les ressources qu’elles constituent pour chacun et chacune.
Le rapport se départit, dans son ton, de la neutralité distante propre aux documents administratifs et aux écrits scientifiques. L’éthique de la conviction y est fortement présente. Mais il se fonde sur une synthèse de travaux de recherche et une série de faits et d’analyses, pour certains nouveaux, qui concourent, selon la logique du faisceau d’indices, à étayer la thèse selon laquelle les stéréotypes entre les filles et les garçons contribuent à freiner la marche vers l’égalité hommes-femmes. Notamment :
− en dehors de la famille, la prise en charge des petits enfants demeure une « affaire de femmes ». Toutes professions confondues, le taux moyen de masculinisation se situe entre 1,3 % et 1,5 % dans le secteur de l’accueil et de l’éducation des jeunes enfants et atteint seulement 3 % dans le périmètre plus restreint des structures collectives ;
− seuls 17 % des métiers, représentant 16 % des emplois, sont mixtes, au sens où la proportion d’hommes (ou de femmes) y est comprise entre 40 % et 60 % ;
− à l’issue de la classe de troisième, plus de 20 % des jeunes – garçons et filles – se retrouvent dans des filières comportant moins de 30 % d’élèves de l’autre sexe. C’est surtout vrai dans l’enseignement professionnel ou technologique ;
− malgré leur meilleure réussite scolaire les filles se retrouvent dans des filières moins sélectives et moins valorisées que les garçons. Quand ils se jugent très bons en mathématiques, 8 garçons sur 10 vont en S, mais c’est seulement le cas de 6 filles sur 10 ;
− les enquêtes montrent qu’en moyenne, et bien qu’ils n’en aient pas toujours conscience, les enseignants ont moins d’interactions avec les filles qu’avec les garçons (44 % contre 56 %) ;
− les garçons font plus de sport que les filles, surtout à partir de l’adolescence : en 2002, 77 % des garçons et 60 % des filles de 12 à 17 ans pratiquaient un sport ou une activité sportive en dehors de l’école. Cet écart a augmenté de 14 points en cinq ans, et il atteint 30 points dans les foyers les plus défavorisés ;
− les filles investissent plus que les garçons les loisirs culturels. On retrouve toutefois un biais selon l’origine sociale : par exemple, 10 % des filles d’ouvriers contre 5,5 % des fils d’ouvriers pratiquent une activité artistique quotidienne à 17 ans alors que ces taux deviennent paritaires chez les enfants de cadres (respectivement 14 % et 15,5 %) ;
− on constate une importante sous-détection des maltraitances, particulièrement chez les garçons. Parmi les personnes ayant subi des violences sexuelles durant leur enfance, seuls 8 % des hommes et 20 % des femmes ont été repérés comme en danger par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Parmi celles ayant enduré des violences physiques répétées, 6 % des hommes et 12 % des femmes ont été pris en charge par l’ASE.
Ce faisceau d’éléments, et d’autres que détaille le rapport, suggère que pour les jeunes hommes et femmes, l’éventail des choix est singulièrement plus étroit dans les faits qu’il ne l’est en droit. C’est en particulier le cas pour les enfants des milieux populaires ou défavorisés. Que les invitations à fermer le champ du possible viennent de l’entourage familial, du milieu scolaire, de l’institution éducative elle-même ou de représentations stéréotypées formées dès la petite enfance, elles sont autant de limitations à l’exercice de la liberté individuelle, autant d’entraves à l’épanouissement, autant de facteurs d’inégalité.
Face à cette situation les politiques publiques ne peuvent se borner à l’affirmation du principe d’égalité et à la répression des discriminations. Elles doivent aussi veiller à la neutralité effective des institutions publiques et encourager une plus grande mixité des parcours, des filières et des métiers. Comme le notait l’OCDE en 2012, » le partage plus équitable du travail rémunéré et non rémunéré entre les femmes et les hommes implique une évolution des normes, des cultures, des mentalités et des attitudes ».
Par le passé, des politiques volontaristes ont déjà fait leurs preuves : l’exemple des femmes ingénieures – passées de 3 % en 1982 à 34 % dans les nouvelles générations – est archétypal. Cependant, ces politiques ciblées ne se sont pas diffusées dans le reste des filières scolaires, notamment dans l’enseignement professionnel. Le rapport invite à aller plus loin et formule une série de recommandations en vue d’une action volontariste.
Par-delà les suggestions spécifiques, cependant, Marie-Cécile Naves, Vanessa Wisnia-Weill et leurs co-auteurs invitent avant tout les décideurs publics à se fixer l’objectif de réformer l’architecture des choix offerts aux individus. Même si elles empruntent à d’autres références, même si elles ne se reconnaissent pas nécessairement dans le paternalisme libertaire de Richard Thaler et Cass Sunstein, ce qu’elles nous disent est que le nudge ou plutôt la série de nudges qui orientent subrepticement les comportements des enfants, des adolescents, et de chacun d’entre nous, sont porteurs de différenciations infondées et, finalement, d’inégalités. Il faut donc travailler sur ces micro-incitations dont chacune a l’air insignifiante mais dont la somme nous rend moins libres.
Pour le décideur public, ce programme n’est pas des plus aisés à mettre en œuvre. Il faut de la finesse pour réformer l’architecture des choix sans verser dans le paternalisme impérieux. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’y atteler.
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