La protection des actifs est née des métiers. Elle s’est développée sur la base du salariat, dans le cadre d’appartenances professionnelles stables et définies. Progressivement, elle s’est orientée vers la solidarité. Sans dénier son caractère collectif, il s’agit maintenant de l’organiser autour de la personne.
Cette transformation ambitieuse a été pensée de longue date. Les bases en ont été posées voici un quart de siècle, lorsqu’il est apparu que dans un monde de mobilités professionnelles, les trajectoires individuelles ne pourraient plus être bornées par l’appartenance à tel ou tel statut, de même que l’entreprise ne pourrait pas durablement constituer le pivot exclusif de la formation professionnelle.
Une à une, des réformes sont venues paver le chemin d’une transition vers un système de droits universels, portables et personnalisés. Il en a été ainsi, notamment, avec la généralisation de l’assurance maladie, l’individualisation des droits à la formation, et le caractère rechargeable des indemnités chômage. Bien que cohérentes entre elles, ces réformes partielles n’ont jusqu’à présent pas fait système, elles n’ont pas débouché sur un nouveau mode d’exercice des droits sociaux.
Le temps est aujourd’hui venu de franchir le pas. Parce que, d’abord, le caractère incomplet de la mutation engagée en restreint les effets pour ceux-là mêmes qui devraient en bénéficier. Parce que, ensuite, l’enchevêtrement d’une logique professionnelle, d’une logique universelle et d’une logique individuelle est source d’illisibilité. Mais aussi du fait que deux évolutions de notre marché du travail appellent sans délai des réponses d’ampleur.
La première de ces évolutions a un caractère pathologique. Il s’agit du dualisme croissant entre un segment, majoritaire, où prévaut une relative stabilité de l’emploi, et un autre où règnent précarité, incertitude et succession de contrats courts qui n’ont souvent plus de salariaux que le nom. Les actifs qui relèvent de ce second segment subissent régulièrement des interruptions ou des ruptures de droits sociaux, quand ce ne sont pas des pertes pures et simples. Même si l’objectif n’est pas de s’accommoder d’une situation anormale, il importe au moins de ne pas condamner les actifs précaires à une sorte de double peine, et de viser l’égalité des droits avec les actifs stables.
La deuxième évolution tient au numérique. Nul ne sait bien quelles vont être ses conséquences sur le travail et l’emploi, mais il est clair que son irruption met en cause la croyance en une généralisation tendancielle du modèle de monoactivité salariale. Il importe donc, et de manière urgente, de repenser les dispositifs de protection et d’accompagnement des individus pour un monde où règnera la pluralité des activités et des statuts.
Construire le CPA, c’est bien davantage qu’agréger des dispositions existantes. C’est donner aux yeux de chacun une existence visible au concept de sécurité professionnelle et par là-même, réduire la crainte des mutations économiques. C’est permettre que des réformes économiques soient moins anxiogènes et donc mieux acceptées.
Pour toutes ces raisons, le rapport préparé sous la responsabilité de Selma Mahfouz, avec le concours d’une commission riche d’expériences et de perspectives très diverses, formule des propositions ambitieuses. Ses auteurs, c’est heureux, ont voulu à la fois s’inscrire dans le droit fil des utopies transformatrices à l’origine du projet de compte personnel d’activité et résoudre, ou au moins débroussailler, les problèmes très concrets qu’il pose.
La commission n’a pas voulu s’en tenir à une vision minimaliste, apparemment réaliste mais qui aurait vite fait de décevoir. Pour que le CPA soit une réussite, il faut d’abord qu’il soit utile, et pour qu’il soit utile, il faut qu’il couvre large : non seulement qu’il soit accessible à tous les actifs dans tous les secteurs et tous les temps de leur vie professionnelle, mais aussi sur un champ de droits étendu. Un CPA qui ne ferait que collationner les dispositifs de formation existants ne susciterait pas beaucoup d’intérêt et ne ferait pas l’objet d’une appropriation large. Pour qu’il devienne pour chacun l’outil de la construction de son autonomie, il faut qu’il serve souvent et donc rassemble des droits d’usage fréquent.
La réussite du CPA passe aussi par son utilisation comme instrument de politique publique. Plusieurs voies s’offriront à cet égard : l’incitation à l’acquisition de compétences nouvelles par la fongibilité des droits ; la compensation des inégalités d’éducation ou de parcours professionnel par le canal de dotations individualisées ; et le décloisonnement du marché du travail par une portabilité étendue des droits. Il y a là, parmi d’autres, de puissants vecteurs de solidarité comme de transformation de notre modèle social.
Instrument d’émancipation pour les actifs, le CPA doit aussi devenir un instrument de performance pour les entreprises. Bien sûr, il pourra induire des coûts pour celles, heureusement peu nombreuses, où le recrutement s’assimile à l’économie de cueillette. Pour les autres, il sera à la fois porteur d’un meilleur équilibre entre responsabilité de l’employeur et responsabilité du salarié, gage d’une plus grande fluidité du marché du travail, et fondement d’un rehaussement des compétences des actifs.
Le CPA peut et doit enfin être l’occasion d’une modernisation de nos systèmes de protection sociale. À l’heure où le numérique transforme les attentes des citoyens et redéfinit la notion de service, il conduira inévitablement à repenser l’interface entre assurés et gestionnaires des risques sociaux et sans doute, à terme, l’organisation de la protection sociale.
Il y a un mois, France Stratégie publiait le rapport sur la négociation collective, le travail et l’emploi dans lequel Jean-Denis Combrexelle propose d’accroître la place de la négociation d’entreprise dans la régulation sociale. Les propositions du rapport Mahfouz lui font aujourd’hui pendant. Entre ces deux contributions, la complémentarité est forte : l’une et l’autre invitent à tirer le meilleur de notre modèle social en l’accordant au rythme d’un monde en transformation.
Jean Pisani-Ferry
Annoncée par le président de la République en avril 2015, la création du compte personnel d’activité (CPA) a été inscrite dans la loi relative au dialogue social et à l’emploi d’août 2015. Par lettre de mission du 6 juillet 2015, le Premier ministre a demandé à France Stratégie de "mener une réflexion sur les options envisageables pour la mise en place du CPA. Les travaux doivent permettre de préciser les objectifs du compte, de présenter les configurations possibles en termes de périmètre et de fonctionnement, et d’aborder les enjeux techniques, sociaux et financiers de ce compte".
Pour conduire cette réflexion, France Stratégie a constitué et piloté une commission composée de : Philippe Askenazy, Jean-Paul Charlez, Julien Damon, Gilles Mirieu de Labarre, Charlotte Duda, Thomas Fatome, Pascale Gérard, Daniel Lascols, Philippe Lemoine, Patrick Levy-Waitz, Pascal Lorne, Nicole Maggi-Germain, Coralie Perez, Stefano Scarpetta, Yves Struillou, Raymond Torres et Emmanuelle Wargon. Les profils et expériences variés des membres de la commission, universitaires, DRH, acteurs de la société civile, spécialistes du numérique, représentants des administrations, ont permis des échanges d’une très grande richesse et ont conduit à des débats parfois animés mais extrêmement féconds.
Ce rapport prend d’abord appui sur les cinq réunions thématiques de la commission, qui se sont déroulées en juillet et septembre. Ces séances ont permis d’entendre différents intervenants, spécialistes des principales questions abordées. Ce rapport s’est également nourri de nombreuses auditions, qui ont eu lieu en parallèle des séances de la commission : syndicats de salariés, organisations professionnelles, universitaires, praticiens, experts, administrations, etc. Enfin, trois ateliers ont été organisés pour échanger avec des personnes, susceptibles d’utiliser demain le compte personnel d’activité, sur leurs attentes et leurs besoins : avec des personnes accompagnées par l’association Solidarités nouvelles face au chômage (SNC) ; avec des représentants des jeunes ; avec des chefs de petites entreprises réunis par le MEDEF. Le rapport est le reflet de ces différents apports.