Cette conférence organisée grâce à la 2° Investing Initiative, la Oxford Martin School et France Stratégie, pour l’ouverture de la COP 21, est un événement majeur, et je suis heureux d’y participer. Je voudrais aujourd’hui avancer quelques remarques sur un sujet qui a pris de l’importance dans l’agenda du changement climatique, à savoir la façon dont les banques centrales et les superviseurs financiers peuvent prendre en compte les défis liés à ce changement.
C’est une question assez nouvelle, de fait. Chacun de nous était déjà engagé, comme citoyen et comme responsable public. Mais les autorités monétaires et prudentielles sont aujourd’hui concernées par trois grandes catégories de risques :
- Les risques physiques directs, liés à l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des événements climatiques extrêmes, qui posent des questions de coûts d’assurance.
- Les risques induits de responsabilité, liés aux impacts financiers des demandes de compensation de la part de ceux qui subissent des dommages dus au changement climatique.
- Les risques macroéconomiques liés à la transition entre deux modèles productifs, qui peut entraîner des ajustements chaotiques dans les secteurs trop exposés au réchauffement ou non-rentables dans le contexte de sa limitation.
En pratique, on peut déjà observer des déséquilibres financiers au sein des secteurs fortement émetteurs de carbone, qui font face à des coûts en hausse, à l’apparition de technologies perturbatrices, et à des incertitudes réglementaires[1]. La valeur de marché de la plupart des secteurs fortement émetteurs est déjà touchée. Et une modification des prix pourrait survenir rapidement et de façon abrupte.
Ce qui est moins clair actuellement, c’est la façon dont nous devons agir face à ce contexte, parce que l’horizon de réalisation des risques liés au changement climatique dépasse le temps traditionnel des agents économiques, et notamment des acteurs financiers. C’est la désormais fameuse « tragédie de l’horizon » décrite par mon collègue Mark Carney[2].
Nous sommes tous d’accord sur l’idée qu’un prix du carbone plus élevé serait le bon signal économique. Mais nous connaissons la difficulté de la prise de décisions internationales en la matière. En attendant de telles décisions, la question est d’ores et déjà la suivante, vue de la responsabilité qui est la mienne : comment éviter un défaut de conscience des investisseurs et des intermédiaires financiers sur leur exposition aux risques ? Et comment éviter une mauvaise allocation du capital, qui serait trop favorable aux secteurs intensifs en carbone ou aux actifs inexploitables ?
Face à ces interrogations, il faut d’abord souligner que le secteur financier et la société civile sont heureusement déjà en mouvement (I). Ensuite, j’aborderai la nécessité d’une intervention publique pour garantir l’alignement des intérêts (II).
I/ Le secteur financier et la société civile se sont déjà mis en mouvement.
Cette mobilisation a été source de progrès ; et pour la résumer, elle me semble s’être faite en trois temps.
D’abord, les grandes institutions financières publiques ont été à l’avant-garde de ce mouvement. C’est le cas de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) ou de la Caisse des Dépôts, avec CDC-Climat. La Banque européenne d’investissement (BEI) estime octroyer aujourd’hui 25% de ses prêts – près de 20 milliards d’euros par an – à des projets « verts ».
Puis, sous l’égide des Nations Unies, sont nés des projets comme l’UNEP finance initiative, partenariat entre le Programme des Nations-Unies pour l’environnement (PNUE) et 200 institutions du secteur financier, qui font de la soutenabilité environnementale un impératif collectif, échangent les meilleures pratiques et se fixent des principes en matière de financements verts. Avec l’engagement de Montréal sur le changement climatique, ou la Coalition pour la décarbonisation des portefeuilles, les investisseurs signataires s’astreignent à mesurer et à publier l’empreinte carbone de leurs portefeuilles. L’objectif est ambitieux : réduire les investissements dans les projets fortement émetteurs de carbone de plusieurs centaines de milliards de dollars.
Enfin, les institutions financières s’engagent aujourd’hui plus directement. Des banques et des assureurs français ont annoncé récemment le retrait de leur soutien au charbon et l’augmentation de leur financement des énergies renouvelables. Paris Europlace a appelé à la création d’un fonds d’investissement dans la transition énergétique, qui serait alimenté par les contributions des entreprises bancaires, d’assurance et de gestion d’actifs françaises, et qui pourrait investir 10 milliards d’euros à l’horizon 2020, pour financer des projets d’amélioration de l’efficacité énergétique ou de promotion des énergies renouvelables. Cette initiative mérite d’être saluée.
II/ Pour aligner au mieux ces initiatives privées dans le sens du « bien public » qu’est la lutte contre le réchauffement, une intervention publique est cependant nécessaire.
Trois questions se posent aujourd’hui pour un banquier central ou une autorité prudentielle : celle du financement –et de l’interaction avec la politique monétaire–, celle de l’information –et de la publication ou disclosure–, et enfin celle de l’horizon temporel –et par là des stress tests–.
- La question du financement : quelle interaction avec la politique monétaire ?
Le changement climatique est susceptible d’affecter les prix des biens et services. Il a un impact direct sur celui des denrées alimentaires. Mais il affectera plus largement la croissance, de même que l’allocation des ressources. Dans ce contexte, il est certain que les banquiers centraux devront garder un œil sur –et même veiller sur– les conséquences économiques du changement climatique. Et la politique monétaire devra jouer son rôle d’accompagnement du rééquilibrage progressif des structures de prix, en ligne avec son mandat de maintien de la stabilité des prix.
En vertu du statut du Système européen de banques centrales (SEBC), à l’article 2, « sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs [de l’Union, notamment une croissance soutenable et non-inflationniste, respectueuse de l’environnement, et l’élévation de la qualité de vie].
Certains envisagent d’aller plus loin en utilisant l’outil de l’assouplissement quantitatif pour contribuer à financer la transition énergétique. Acheter des actifs verts, accorder un traitement favorable aux actifs verts éligibles au collatéral, ou bien mettre en place des facilités dédiées à long terme… Longue est la liste des possibilités éventuelles.
Mais ne nous trompons pas sur la nature de la politique monétaire. Elle doit permettre d’atteindre des objectifs macroéconomiques, plutôt que des objectifs spécifiques liés à tel ou tel secteur. L’hypothèse sous-jacente aux interventions directes de politique monétaire est qu’une banque centrale serait mieux équipée que des agents privés pour garantir une allocation efficace des ressources. Mais cet avantage des banques centrales en matière d’information est loin d’être certain. L’assouplissement quantitatif ne vise donc pas à promouvoir certains types d’actifs plutôt que d’autres, mais simplement à libérer les capacités de financement de l’économie. Ainsi, l’actuelle politique monétaire favorise le report des investisseurs vers des projets plus longs, et à meilleur rendement que les obligations souveraines, comme les infrastructures et la transition énergétique. À une condition essentielle : il faut que la réglementation prudentielle soit cohérente en ce sens, ce qui peut nécessiter des adaptations du cadre fixé par la directive Solvabilité II pour les assurances. Je salue certaines propositions récentes de la Commission européenne en faveur des infrastructures, qui vont dans la bonne direction.
- Le défi de l’information : quel rôle pour la publication (le disclosure) ?
Les risques potentiels que pose le changement climatique au secteur financier sont complexes, et leur compréhension n’en est qu’à ses débuts. Le besoin le plus urgent est probablement celui d’une meilleure information.
Beaucoup de travail – et un travail de qualité – a été fait ces dernières années, en faveur de la publication d’informations. La loi française sur la transition énergétique, promulguée en août, renforce les exigences en matière de publication des risques environnementaux. Son article 173 exige des investisseurs institutionnels qu’ils incluent, dans leurs rapports annuels, des objectifs environnementaux, notamment l’exposition aux risques climatiques, en mesurant l’empreinte carbone des actifs qu’ils financent et la part « verte » de ces actifs, comparée à des cibles. Le décret d’application de la loi, en cours d’élaboration, précisera les informations concernées et leur présentation.
Il devra prendre plus largement la mesure du défi de la clarification : il y a environ 400 dispositifs de publication d’informations liées au climat. Imposer des exigences ou formuler des recommandations en termes de publication d'informations peut être un instrument puissant de discipline de marché, dès lors que les informations concernées sont ciblées et pertinentes, comme en témoignent quelques exemples réussis. Au plan international, sous l'égide du Conseil de stabilité financière, une première task force dite "Enhanced Disclosure Task Force" et composée de représentants du secteur avait déjà émis en 2012 des recommandations pour améliorer, simplifier et cibler la communication des banques d'importance systémique sur la nature de leurs risques. Au plan national, le guide sur la pertinence, la cohérence et la lisibilité des états financiers publié par l’Autorité des marchés financiers en juillet dernier est un autre exemple positif.
La clarification est un défi à prendre au sérieux. Nous avons donc décidé, au sein du Conseil de stabilité financière avec le soutien du récent G20 à Antalya, la mise en place très prochaine – d’ici le début de l’année 2016 – d’une autre task force (EDTF) dédiée. Ses travaux devront aboutir en un an afin de permettre rapidement une publication effective des risques liés au changement climatique. Elle développera des recommandations de publication volontaire, selon des modalités harmonisées et donc comparables. Cela permettra aux parties intéressées et au public de mieux connaître la part d’actifs liés aux émissions de carbone que comprend le secteur financier et son degré d’exposition aux risques climatiques.
- Le défi de l’horizon temporel : quels stress-tests mettre en œuvre progressivement ?
Conduire des stress tests fait partie intégrante de la gestion des risques par les institutions financières. C’est dans les secteurs de l’assurance et de la réassurance que cette gestion par des stress tests est actuellement la plus développée. La modélisation des risques de catastrophes et des niveaux de fonds propres – prévue dans Solvabilité II – y prend en compte une partie des risques climatiques. Mais le cadre réglementaire actuel pour les banques néglige en quelque sorte le changement climatique en tant que source de risques. Ce serait pourtant la façon de traiter la question de l’horizon temporel. À cet égard, la loi sur la transition énergétique prévoit la remise d’ici fin 2016 d’un rapport sur la mise en œuvre d’un scénario de stress tests représentatifs des risques associés au changement climatique pour les banques.
Pour autant, la réalisation de cette avancée pose des questions sérieuses. Deux approches sont envisageables. Celle d’un stress global, couvrant l’intégralité des risques et les classes d’actifs associées pour les établissements financiers, ce qui permettrait au superviseur de surveiller l’exposition totale aux risques climatiques. Ou bien celle d’un stress granulaire concentré sur les actifs plus spécifiquement exposés au risque climatique, ce qui serait plus approprié pour analyser des secteurs et besoins de financement spécifiques, comme par exemple le financement du secteur pétrolier.
Quelle que soit l’approche retenue, le défi principal serait d’inclure les risques liés au changement climatique, soit par des estimations économiques que nous maîtrisons comme le PIB observé en situation de stress, soit directement à travers des variables climatiques – comme l’élévation de la température – qui nécessiteraient de nouvelles méthodes et la collecte d’informations. Cela impliquerait évidemment de se fier au jugement des experts sur ces questions, dans un contexte où les institutions financières n’ont pas suffisamment de recul pour appréhender les risques futurs. Nous y travaillerons avec l’ACPR et les autorités publiques concernées.
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La compréhension et l’analyse des risques liés aux changements climatiques sont essentielles. Les projets de réglementation en cours – loi sur la transition énergétique ou travaux du Conseil de stabilité financière – sur la publication d’informations constituent des outils utiles pour que la transition vers une économie plus verte soit active et donc maîtrisée. Ces initiatives pourront aussi favoriser une prise de conscience des acteurs de marché quant au taux d’actualisation qu’ils utilisent, qui soit davantage compatible avec le passage à une économie plus verte. Le rapport Canfin-Grandjean de juin 2015 comporte aussi nombre de pistes stimulantes.
Mais nous devons en même temps rester modestes. Nous, acteurs publics, ne savons pas tout. Et nous ne pouvons pas nous substituer aux acteurs privés, financiers ou non. Il nous faudra nous assurer que toute nouvelle exigence offre les bonnes incitations aux institutions financières, permet un certain degré de flexibilité pour les autorités, et ne crée pas de désincitation à la poursuite du processus de transition énergétique.
Modestes, adaptables, mais déterminés. Parce qu’il y a une bataille à gagner et parce que les signaux qui sont aujourd’hui ceux du marché – ses prix du carbone trop bas, son horizon de temps trop court – sont insuffisants pour garantir pleinement la mobilisation. Il y a de nombreuses initiatives privées. Mais il y a aussi besoin d’un cadre public qui sécurise l’alignement général et durable des intérêts. Nous sommes déterminés à y prendre toute notre part, de Bâle à Paris et ailleurs. Je vous remercie.