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Point de vue
Publié le
Jeudi 13 Septembre 2018
Le travail se transforme en Europe et dans le monde sous l’effet de la digitalisation et cette mutation est par nature ambivalente. D’un côté, la révolution numérique est porteuse de nouvelles opportunités d’emplois moins pénibles et moins répétitifs, d’une promesse d’autonomie et d’un accès facilité à la mise à niveau des compétences. D’un autre côté, la digitalisation est aussi synonyme de destruction d’emplois, d’extension du champ de la précarité au travail et de fragilisation des relations d’emplois.
Le travail à l’ère du digital : les défis de la quatrième révolution industrielle en Europe

Dans ce contexte, la digitalisation constitue un enjeu majeur pour les syndicats de travailleurs, les représentants patronaux et les gouvernements, l’incontournable trio qui façonne, par la négociation et la confrontation, les régulations du travail formelles ou conventionnelles et la couverture sociale des travailleurs. Depuis l’invention du microprocesseur en 1971, les applications numériques ont transformé de manière exponentielle la société et le monde du travail, mais comme le souligne Carlota Perez (2004), le cadre socio-institutionnel est plus lent à s’adapter au rythme du changement technologique et les acteurs politiques peinent à le suivre.

Le dialogue social est l’un des piliers de ce cadre socio-institutionnel qui a accouché au sortir de la seconde guerre mondiale du compromis fordiste alliant État providence et gains de productivité dans l’industrie. Comment le dialogue social s’adapte-t-il aujourd’hui aux nouvelles conditions du travail et de la croissance ? Et de quels nouveaux compromis est-il porteur ? À travers un certain nombre d’initiatives récentes pour réguler collectivement ces changements et pour accompagner le développement du travail atypique et de l’emploi sur les plateformes, s’ébauchent les prémisses de nouvelles formes de dialogue social qui pourraient préfigurer des évolutions plus structurelles.

La mutation naissante du dialogue social à l'heure du digital

Le changement technologique affecte les lieux de travail dans tous les secteurs, technologiques ou non, dans l’industrie comme dans les services. Cette tendance n’est certes pas nouvelle dans le commerce, la finance ou les télécommunications. Mais la cadence des innovations s’accélère et les plateformes bouleversent et concurrencent les secteurs moins exposés à la concurrence internationale, dans l’hôtellerie et le transport. Ces mutations sont malaisées à gérer dans les entreprises quand des destructions d’emploi sont en jeu et que les transformations de compétences induites restent floues. Pour les syndicats et les représentants patronaux, la crainte et l’incertitude sur l’avenir ne sont pas de bon augure pour un dialogue constructif ; de plus, dirigeants et salariés partagent souvent une certaine méconnaissance des impacts du numérique sur leur activité. Si sept Européens sur dix sont d’accord pour dire que les robots et l’intelligence artificielle détruisent de l’emploi, la majorité d’entre eux (53%) estime que leur propre travail ne peut pas du tout être remplacé par un robot ou une intelligence artificielle (European Commission 2017).

Le cadre institutionnel du dialogue social au niveau des entreprises ou du secteur d’activité (branche) est, par ailleurs, peu adapté aux enjeux et au rythme du changement technologique (Jolly C. et al. 2017). Parce les impacts de la digitalisation sur les emplois et les compétences sont difficiles à anticiper et peuvent être soumis à une très forte variabilité, le dialogue sur ces sujets mérite d’être continu sur des enjeux transversaux (emplois, compétences, qualité du travail, protection des données personnelles, etc.) ; or le dialogue social est rythmé par des clauses de rendez-vous fixes sur des sujets spécifiques (salaire, conditions de travail, etc.). La centralité des thématiques abordées dans le dialogue social s’est par ailleurs considérablement déplacée. Alors que le temps de travail et les salaires ont constitué les deux piliers de la négociation collective dans l’économie industrielle de masse, la qualité de vie au travail de même que les transformations des compétences et des organisations sont devenus les enjeux majeurs de l’ère digitale. Et dans ce contexte, il n’existe pas de mandat de négociation collective obligatoire sur la transformation digitale.

Néanmoins, certaines initiatives récentes dans les entreprises européennes témoignent d’une prise de conscience des effets négatifs sur la santé du télétravail et de l’intensité numérique. Pour prévenir les risques d’« hyperconnectivité », certaines initiatives radicales ont vu le jour. En Allemagne par exemple, Volkswagen bloque les serveurs de messagerie après les heures légales de travail et Daimler-Benz envoie un message automatique d’absence pour ses salariés en congé. Ces mesures sont destinées à préserver l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle des salariés (BBC 2014). En France, la loi a instauré en 2016 un nouveau droit à la déconnexion dont les modalités doivent être négociées par les partenaires sociaux dans les entreprises. Des mesures similaires ont été prises en Espagne où les partenaires sociaux de la compagnie d’assurance Axa ont négocié en 2017 un accord reconnaissant aux salariés le droit d’éteindre leurs téléphones mobiles professionnels et de refuser de répondre aux appels en dehors des heures légales de travail (EurWORK 2017 a).

Par ailleurs, des accords collectifs ont été signés sur le télétravail en Allemagne, en Autriche, en Belgique, au Danemark, en Grèce, en France et en Italie. Ces accords interprofessionnels ou d’entreprises transposent de fait l’accord-cadre européen de 2002 visant à assurer une meilleure sécurité aux télétravailleurs (Welz and Wolf, 2010). En dépit de ces avancées, les accords collectifs traitant spécifiquement des effets globaux de la digitalisation sont rares. Les partenaires sociaux sont certes engagés dans de nombreux dialogues informels sur les impacts sociaux du digital, instaurés par les gouvernements de nombreux États membres de l’Union (Allemagne, France, Pays-Bas, Luxembourg, Suède) ; et ces enjeux sont souvent embarqués dans des négociations formelles (sur les conditions de travail ou les plans de restructuration) ou informelles dans les entreprises européennes. Mais ces dialogues ont rarement débouché sur des engagements réciproques et des accords négociés autour d’actions concrètes, que ce soit à l’échelon des entreprises, des ÉEtats membres ou de l’Europe (dialogue social sectoriel). À cet égard, le premier accord d’entreprise sur la transformation digitale signé par Orange en 2016 mérite d’être cité en exemple. L’une des plus grandes entreprises françaises de télécommunication a en effet signé un accord avec les partenaires sociaux visant à prévenir la surconsommation d’outils digitaux, à renforcer les compétences digitales des employés même dans des métiers peu numériques, à développer de nouvelles modalités collaboratives de travail et à protéger les données personnelles (Jeannin et al., 2017). En Allemagne, l’ancienne entreprise publique de chemin de fer Deutsche Bahn et le syndicat des chemins de fer et du transport (Eisenbahn- und Verkehrgewerkstaft,EVG) a annoncé en 2016 l’ouverture de négociations sur le travail nomade et sur l’adaptation des métiers à la digitalisation (EurWORK, 2017c).

Malgré certains progrès, beaucoup reste à faire pour intégrer la transformation digitale à la négociation collective. Dans ce cadre, salariés et employeurs ont besoin les uns des autres, les premiers pour faire accepter le changement technologique, les seconds pour adapter leurs conditions de travail et leurs compétences, et tous pour éviter la marginalisation de leurs activités et de leurs métiers. Cela nécessite des explications et des évaluations sur la mesure et l’étendue du changement en se concentrant sur les processus précis de travail ; cela nécessite aussi un nouveau cadre de dialogue sur des enjeux transversaux qui puisse durer plus que quelques réunions et qui laisse place à l’expérimentation.

La négociation collective pour les formes atypiques d’emploi

La négociation et l’action collectives ne sont pas seulement nécessaires dans les frontières d’entreprises qui recrutent principalement des employés en contrat à durée indéterminée (CDI). Bien que le salariat « subordonné » et le travail à temps plein en CDI soit considéré comme la norme (et constitue encore la majorité des emplois en Europe), les travailleurs les plus vulnérables travaillent à temps partiel, en contrats à durée limitée (CDL, incluant CDD et intérim) ou se sont mis à leur compte mais leur travail est souvent occasionnel et très dépendant d’un nombre limité de donneurs d’ordre, affectant le niveau et la variabilité de leurs revenus. Certes tous les indépendants sans employés ne sont pas précaires. Mais la fondation de Dublin (Vermeylen et al., 2017) estime que près d’un quart des non-salariés européens sont “vulnérables” ou “déguisés” (faux travail indépendant). Or, dans tous les pays européens, un indépendant statuaire dispose d’une couverture sociale obligatoire moins généreuse que celles des salariés. La technologie n’est pas seule en cause dans ces mutations, mais elle a facilité le développement des formes atypiques d’emploi : l’automatisation et la standardisation de la production de biens et services ont permis de fractionner la chaîne de valeur en différentes tâches externalisables et soumises à une forte flexibilité. Dans ce contexte, les salariés “intermittents” et les indépendants en solo qui vendent leur force de travail ne sont pas aisément intégrés au cadre institutionnel des relations d’emploi et du dialogue social.

En premier lieu, l’essor des formes atypiques d’emploi affaiblit la capacité des syndicats à organiser et à représenter les plus vulnérables. Créés pour être la voix des ouvriers des usines –le prolétariat, les syndicats sont réticents ou peu adaptés pour défendre le « nouveau prolétariat » des travailleurs temporaires et des indépendants précaires. Leur présence au sein des entreprises où leur action se déploie est contrecarrée par la tendance au travail nomade (travail à distance ou télétravail) et par l’essor des formes atypiques d’emplois. Une part croissante des syndicats européens offrent néanmoins services et soutien aux non-salariés pour les aider dans leur relations avec les donneurs d’ordre et pour organiser leur protection (en matière juridique et de couverture santé et sécurité) (EurWORK 2017b, Barbier F. et al. 2017).   

Cet engagement est relativement récent et est en constante progression. L’action syndicale peut ultimement conduire à négocier des tarifs ou des délais de paiement pour le compte d’une catégorie particulière d’indépendants (musiciens, acteurs ou journalistes pigistes par exemple). Dans ce cas néanmoins, les arrangements négociés sont susceptibles d’être contrôlés (et invalidés) par les autorités de la concurrence qui peuvent considérer qu’il s’agit d’une entente sur les prix (cartel). Les syndicats mènent aussi campagne pour limiter l’ampleur des contrats temporaires et de la “fausse” indépendance statutaire. Mais partant, ils peuvent aussi donner le sentiment d’occulter la réalité de ces travailleurs précaires dont les intérêts sont mal représentés par les syndicats traditionnels. Enfin, ces derniers souffrent d’une image un peu poussiéreuse parmi les jeunes et ceux qui exercent des professions créatives, deux catégories qui sont surreprésentées parmi les travailleurs occasionnels (salariés ou indépendants).

En second lieu, les travailleurs indépendants ne s’identifient pas nécessairement avec les organisations patronales qui sont, aux côtés des syndicats de salariés, les acteurs du dialogue social. Les sous contractants à leur compte peuvent ainsi partager plus de similitudes avec les employés qu’avec les employeurs. Par ailleurs, la majorité des nouveaux indépendants n’exercent pas des métiers indépendants traditionnels (artisans, agriculteurs, médecins, avocats) qui sont régulés par des organisations puissantes. Ils pratiquent plutôt des métiers de service dans la communication, le design, le conseil ou les services à la personne, et ne se pensent pas nécessairement comme des managers ou des entrepreneurs. Par conséquent, ils ne partagent pas les mêmes intérêts que les organisations traditionnelles des employeurs qui sont aujourd’hui représentées dans le dialogue social.

Dans ce contexte, deux formes de nouvelles organisations dédiées aux formes atypiques d’emploi émergent : d’une part, des associations qui se consacrent à la défense des intérêts de travailleurs ayant un statut juridique spécifique et, d’autre part, des syndicats qui organisent la représentation exclusive des indépendants sans employés. Le droit du travail a, en effet, encouragé ou réduit les risques des formes atypiques d’emploi en créant de nouveaux statuts juridiques. Il en va ainsi du statut d’intermittent en France, des « indépendants économiquement dépendants » en Espagne ou des travailleurs « parasubordonnés » en Italie. Ces statuts ont cependant suscité la controverse dans la mesure où ils peuvent être perçus comme le vecteur d’un affaiblissement des salaires et des conditions de travail.

En France, le statut d’intermittent du spectacle (salariés souvent recrutés en contrat d’usage, qui disposent d’une couverture sociale plus généreuse que les autres travailleurs occasionnels ou temporaires) a été créé dans le but d’encourager la création culturelle française. Mais les représentants patronaux s’y opposent dans la mesure où le régime d’assurance chômage spécifique des intermittents du spectacle est financé par les cotisations sociales générales[i] (Coquet 2010), tandis que les syndicats de salariés estiment qu’il décourage le recrutement de salariés permanents. Un “Collectif des intermittents” a organisé manifestations et argumentaires pour défendre les intérêts de ces travailleurs et de ce statut (Sinigaglia 2012).

En Italie et en Espagne, le droit du travail a créé un statut intermédiaire pour les “indépendants économiquement dépendants” ou les “travailleurs para-subordonnés” afin de formaliser l’emploi non déclaré. Ces travailleurs sont indépendants mais ont accès à certains droits sociaux réservés aux salariés (indemnités de licenciement et assurance chômage). Le financement est assuré par une contribution des employeurs/contractants principaux. Dans ces deux pays, une association de “travailleurs autonomes” affiliée aux plus grandes organisations syndicales a été dédiée exclusivement à la défense de leurs intérêts.

Dans les pays avancés où la présence syndicale (existence d’un syndicat et d’une convention collective dans l’entreprise) et la protection sociale sont faibles, d’autres types d’organisations se consacrent à la défense des nouveaux indépendants. Un syndicat de Freelances a été créé aussi bien aux États-Unis (2001) qu’au Canada (2008) et au Royaume-Uni (2017). Leurs objectifs se concentrent sur les problématiques spécifiques de ces catégories (les retards de paiement et les recours juridiques par exemple) et ils ambitionnent d’offrir à leurs membres une couverture sociale complémentaire (indemnités en cas de maladie, assurance revenu, santé).

Quoiqu’il en soit, ni les sections non-salariées des syndicats traditionnels (Ver.di en Allemagne, Union pour la CFDT française), ni les associations de freelances ou les collectifs d’intermittents ne sont en mesure de négocier des conventions collectives spécifiques aux indépendants ou aux travailleurs en contrat à durée limitée. Dans la plupart des États-membres, la négociation collective est, en effet, réservée aux relations entre syndicats représentatifs et employeurs dans les frontières de l’entreprise ou au niveau de la branche. Des conventions collectives ont pu être signées dans certains métiers spécifiques dans la construction ou les médias où, comme au Royaume-Uni, les membres non-salariés des syndicats ont réussi à façonner les contours de leurs activités respectives depuis des décennies. Mais le cas est rare. Exception à cette règle générale, les travailleurs intérimaires bénéficient de conventions collectives spécifiques. Dans la plupart des pays de l’UE15, à l’exception du Royaume-Uni, une négociation collective a lieu avec les agences de travail temporaire. Au niveau européen (et international au sein de l’OIT), cette forme triangulaire d’emploi a été reconnu comme une branche à part entière, avec laquelle un dialogue social sectoriel est organisé depuis 2000. Mais l’absence de syndicats d’intérimaires reste un obstacle dirimant à la régulation du travail temporaire par les partenaires sociaux.

L’économie à la demande ou la “gig economy” : quelles relations d’emploi et mobilisations collectives ?

Si les mutations des relations d’emploi ont été relativement progressives depuis trente ans, l’essor de l’économie à la demande ou “gig economy” a accéléré le rythme auquel se crée de nouvelles formes d’action et de négociation collective car elle accroît la flexibilité du travail au risque d’accentuer l’insécurité de l’emploi et des revenus. Plus profondément, elle remet en cause non seulement la définition/frontière des statuts d’emploi et des droits associés (Gierten 2016) mais interroge également la capacité du cadre légal et social à répondre aux besoins des individus qui ne se conforment pas au modèle traditionnel d’emploi.

La technologie a facilité la création de nouveaux modèles d’affaires fondés sur l’appariement entre vendeurs et acheteurs de biens et services par le biais d’algorithmes : les prestations et produits sont certes réalisés par un travail physique ou virtuel mais la plateforme/application qui intermédie la demande du client et l’offre de travail n’est pas formellement un employeur même si elle peut contrôler le processus de production et les prix (cf. Uber ou Deliveroo). La responsabilité de l’employeur pour assurer des conditions décentes de travail et garantir les droits sociaux est en fait transférée aux travailleurs des plateformes eux-mêmes qui réalisent leurs tâches en tant que sous-traitants indépendants. Les plateformes en ligne ont ainsi permis de parcelliser et distribuer à la “foule” (the crowd) un travail souvent occasionnel et instable fractionné en micro-tâches faiblement rétribuées ou qui ne permettent pas d’atteindre un revenu moyen suffisant pour vivre décemment. Comme le souligne S. Berg (2016) et l’OIT (2016), le travail à la tâche, ou gig work, doit s’analyser dans le contexte d’une tendance plus large à la précarité de l’emploi, dont le salariat déguisé en sous-traitance et les contrats zéro heure sont sans doute les formes les plus exacerbées. Dernier impact des plateformes, et non des moindres, elles remettent potentiellement en cause les modèles de protection sociale, singulièrement leur financement : elles paient de faibles montants de cotisations sociales (elles n’emploient que ceux qui font fonctionner la plateforme et non les travailleurs, plus nombreux, qu’elles intermédient) et d’impôt sur les sociétés (stratégie d’optimisation fiscale). Leur croissance potentielle pourrait dès lors affecter négativement le niveau de la couverture sociale.

L’essor des plateformes d’emploi (par opposition à celles qui échangent des biens à l’instar d’Airbnb) a rencontré une très forte opposition dans les pays européens, allant de l’interdiction d’Uber[ii] à la taxation et à la régulation, en passant par les recours en justice aux niveaux national et européen (sur le statut des travailleurs ou sur les autorisations professionnelles préalables à l’activité) et par des mouvements de grèves des travailleurs/prestataires. Les plateformes qui intermédient les services de taxi et de livraison telles qu’Uber ou Deliveroo et les plateformes de crowdsourcing (micro-tâches réalisées de manière souvent virtuelle) à l’instar de Mechanicalturk et Crowdflower ont attiré le plus d’attention et de contestation. Les travailleurs qui exercent sur ce type de plateforme sont souvent peu qualifiés et bien que les applications leur permettent de trouver un travail, leur revenu reste faible. Ils ont été fortement soutenus dans leurs revendications par les syndicats européens qui ont pu ainsi remplir leur rôle de protection des plus vulnérables et de garant de meilleures conditions de travail.

Premièrement, chauffeurs de taxis et livreurs qui exercent leur métier localement mais de manière individuelle d’une part, et crowdworkers qui réalisent leurs tâches virtuellement à leur domicile d’autre part, ont réussi à se fédérer en dépit de leur éloignement les uns des autres, avec l’aide des syndicats, des citoyens et des technologies. En ce sens, le partage d’intérêt commun a suffi, en dépit des contraintes multiples, à les encourager à s’unir sur la base d’expériences et de conditions de travail similaires. De manière comparable, les travailleurs qualifiés des plateformes, les fameux « freelances », tendent également à se fédérer professionnellement.

Deuxièmement, de nouvelles formes d’action collective ont émergé. Les mouvements de protestation ont utilisé les technologies numériques pour réunir et informer les travailleurs des plateformes à une échelle inégalée dans les autres mouvements sociaux, parce que les smartphones et l’internet sont leurs outils de travail. Les crowdworkers ont utilisé le système de notation des plateformes pour évaluer les conditions de paiement des donneurs d’ordre et dénoncer les mauvais payeurs (certaines prestations ne sont pas payées si elles ne sont pas jugées de qualité). Dans les services aux particuliers, les travailleurs ont fait appel aux citoyens pour soutenir leurs revendications. Cet appel au client potentiel n’est pas une première et a dejà eu lieu dans des mouvements de protestation dans des entreprises traditionnelles : il en a été ainsi de la campagne des employés de Walmart aux Etats-Unis (Hocquelet 2014) et plus récemment de celle des employés en contrat zero-heure de McDonald au Royaume-Uni.

Troisièmement, les syndicats n’ont pas seulement soutenu les revendications des travailleurs des plateformes mais ils ont créé des groupes syndiqués dans le transport et tentent de négocier avec les plateformes. Mais il reste difficile d’établir un véritable dialogue social avec elles : les plateformes ne sont pas reconnues comme des employeurs ; elles ne sont pas membres d’un secteur qui pourrait prendre en charge une négociation de branche (elles sont souvent à cheval sur plusieurs activités) et en ce sens, n’ont pas de représentativité ; les travailleurs des plateformes eux-mêmes n’ont pas davantage de représentation légale. Ces obstacles n’ont pas empêché les syndicats d’agir dans un cadre moins formel. Ils peuvent être médiateurs dans les conflits qui opposent travailleurs et plateformes, comme ce fut le cas en France. Les syndicats soutinrent d’abord la protestation contre Uber avant de participer à la médiation puis au dialogue engagé avec l’entreprise pour protéger les conducteurs les plus vulnérables. En Allemagne, IG Metall a signé un accord volontaire avec les plateformes allemandes qui s’engagent à respecter des conditions de travail et de rémunération décents. Et trois syndicats allemand, autrichien et suédois, ont lancé une plateforme en ligne “Faircrowdwork”, qui évalue les conditions de travail sur les plateformes d’emploi (notations) à partir d’enquêtes auprès des travailleurs. En ce sens, la gig economy peut être considérée comme une opportunité pour renouveler les formes du dialogue social et ses modes d’action.

Des garde-fous sont nécessaires pour accompagner les mutations du travail de manière à maximiser les opportunités et limiter les risques pour tous les travailleurs. Le dialogue social, aux côtés du droit du travail et de la protection sociale, est l’un des moyens de lutter contre les effets négatifs de la fragmentation du travail. A cette fin, il doit s’adapter au rythme accéléré du changement technologique, aux formes atypiques d’emploi et à la gig économie. Alors que le travail sort des frontières de l’entreprise et que les statuts d’emploi se diversifient, le dialogue social ne peut être limité à un groupe particulier de travailleur en contrat permanent.

Au-delà, de nouveaux modèles d’affaires de plateformes et d’externalisation à grande échelle ébranlent le concept même d’entreprises, d’activités et de professions. Pourtant les conventions collectives continuent d’être fondées sur ces concepts. Est-il dès lors nécessaire de repenser la négociation sectorielle (branche) pour s’adapter aux nouvelles réalités économiques ou, à l’inverse, les nouvelles activités doivent-elles être insérées dans les conventions collectives et les régulations sectorielles déjà existantes ? De manière comparable, faut-il aller en deçà du niveau du métier pour négocier les rémunérations et les conditions de travail par tâche, ou faut-il réévaluer l’ensemble des tâches et des qualifications nécessaires aux postes de travail ? Il va de soi que les réponses ne sauraient être uniformes. En ce sens, les récentes initiatives pour réguler collectivement les relations sociales à l’heure du numérique peuvent être une source de renouvellement tout en maintenant les principes et les fonctions du dialogue social, c’est-à-dire promouvoir de meilleures conditions de travail par le consensus (Chagny O. et al. 2017).


[i] Les intermittents représentent 0,8 % des salariés ouverts par le système français de protection sociale, 3,4 % des salariés indemnisés par la sécurité sociale et 5,9 % des versements de l’assurance chômage

[ii] UberPop, une version d’Uber qui permet à des particuliers de réaliser des courses de taxis sans être professionnel (pas de licence), a été suspendu en France, en Finlande, aux Pays-Bas, en Suède et en Hongrie. Les autorités du transport de Londres ont révoqué la licence d’Uber et ont menacé d’interdire l’application.


Bibliographie

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Chagny O., Jolly C., Naboulet A., Amar N., Viossat L.-C. (2017), ‘Dialogue social et protection sociale dans l’économie des plateformes : enjeux et pistes d’action’, La note de synthèse de France Stratégie, novembre.

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Traduction française de l’article
« Collective action and bargaining in the digital era »
publié dans l’ouvrage Work in the digital age

 

 

Auteurs

Cécile Jolly - Equipe
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Travail, emploi, compétences
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