Semaine des 4 jours, port de la blouse, absentéisme… qui n’a pas déjà entendu ou soutenu un point de vue tranché sur ces sujets ? L’éducation est un domaine sur lequel nous, anciens élèves et pour beaucoup parents d’élèves, nous sentons forts d’une expertise acquise par l’expérience. Un cas d’école en somme. Non seulement parce que nous serions donc « 65 millions d’experts » mais aussi parce que l’expertise scientifique, cette fois, provient de sources et de disciplines multiples qui peinent à dialoguer et à s’agréger pour offrir un socle valide de connaissances appropriables par les acteurs de terrain et le politique. Bilan : une succession de réformes « en zigzag » qui alimente la défiance de la communauté éducative et une impression d’inertie qui conforte celle de l’opinion. Comment en est-on arrivé là et surtout comment en sortir ? C’est la question que Daniel Agacinski et Virginie Gimbert ont posée aux intervenants de la septième séance du cycle Paroles d’experts : pour quoi faire ?
Un débat public « peu technique »
Si nous sommes tous experts, c’est que personne ne l’est. C’est en tout cas l’impression que donne le débat public en matière d’éducation en France. Un débat « peu technique, pour ne pas dire pauvre », constate Xavier Pons, chercheur à l’université Paris-Est Créteil. Pour preuve : la récurrence des sondages d’opinion plaçant le manque d’autorité des (autres !) parents d’élèves en tête des facteurs responsables des difficultés de l’école française, la focalisation début 2000 des débats parlementaires sur la suppression des allocations familiales comme réponse à l’absentéisme scolaire, ou encore la sempiternelle opposition « méthode globale versus syllabique » quand 90 % des enseignants pratiquent dans les faits une variété de méthodes mixtes pour l’apprentissage de la lecture. Ces exemples (parmi d’autres) pourraient faire sourire s’ils ne témoignaient « des logiques de confinement, d’instrumentalisation, de fragmentation, d’émotionalisation et de routinisation » à l’œuvre dans le débat sur les questions éducatives, déplore Xavier Pons. Des logiques qui, ensemble, contribuent à produire « de l’ignorance collective ».
Exemple de logique de routinisation : l’enquête PISA. Systématiquement citée à l’appui d’opinions préétablies, ses résultats sont finalement banalisés, voire vidés de leur sens. Exemple de logique d’instrumentalisation : la politisation d’une question (méthodes de lecture) via la mise en scène d’une opposition « républicain versus pédagogue ». La logique d’appel à l’émotion ou au sentiment public se retrouve, elle, typiquement sur la question de la violence à l’école, avec le risque de voir l’opinion verser dans une forme de « populisme éducatif », prévient Xavier Pons. Bilan : certaines informations plus ou moins étayées sont massivement diffusées et des questions-clés sont passées sous silence. « Entend-on parler de la façon dont les rectorats gèrent leur budget par exemple ? », interroge le chercheur. Rarement, en effet.
Une parole experte fragmentée
Une chose est sûre : si le débat sur les questions éducatives manque de « technicité », ce n’est pas faute d’expertise sur le sujet. Un constat largement partagé à tous les niveaux. « Nous avons désormais assez de diagnostic », atteste Éric Charbonnier, analyste à la Direction de l’éducation de l’OCDE. Enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage (TALIS), Regards sur l’éducation, PISA… les comparaisons internationales produisent aujourd’hui des résultats mais il sont mal connus et sous-exploités, constate Éric Charbonnier. « Il n’y a pas assez d’analyse secondaire des données d’enquêtes statistiques », renchérit Louis-André Vallet, directeur de recherche au CNRS. Même son de cloche du côté de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale (DEPP). « Nous sommes très sollicités par l’exécutif », témoigne Fabienne Rosenwald, directrice de la DEPP, que ce soit pour fournir des indicateurs, produire des études ou délivrer des synthèses sur des sujets appelant un arbitrage politique. Problème : « on ne se saisit pas collectivement de ces données ».
Pourquoi ? Parce que visiblement la parole experte peinerait à se faire entendre et à circuler. Pour être juste, il faudrait du reste parler de « paroles expertes » au pluriel. Entre l’expertise de terrain des praticiens (enseignants notamment), le savoir constitué par l’administration elle-même dont Xavier Pons déplore le manque de liberté de parole et donc d’intervention dans le débat, et la multiplicité des disciplines scientifiques ayant l’école pour objet – des sciences de l’éducation à la philosophie, en passant par les neurosciences –, l’expertise « technique » en matière d’éducation semble plus qu’ailleurs fragmentée. Chacune a sa méthodologie (évaluation qualitative, quantitative, budgétaire), ses procédures de discussion et de validation du savoir, voire sa propre conception de l’école et de ses finalités donc ses indicateurs : réussite, performance, équité... De là effectivement, des difficultés à communiquer des connaissances qui peuvent sembler hétérogènes, et même parfois contradictoires, là où décideurs et praticiens auraient besoin d’une « synthèse de l’existant » directement accessible. Une confusion qui peut alimenter la défiance et faire obstacle à la conception comme à la mise en œuvre des réformes éducatives. « Il n’y a pas une science des politiques d’éducation », résume Marie Duru-Bellat, professeure de sociologie à Sciences Po et chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement, et les chercheurs ont une part de responsabilité dans ce défaut de « langage commun », de collaboration et de dialogue interdisciplinaire.
Le politique, les valeurs et le terrain
Les chercheurs ne sont pas seuls en cause pour autant. Aussi appropriable que soit l’expertise produite, il reste que c’est le politique qui décide de s’en saisir (ou non) et de quelle manière. « L’éducation, c’est une question de choix de société, au-delà de l’efficacité », résume Philippe Watrelot, professeur de lycée, ancien président du CRAP-Cahiers Pédagogiques et formateur à l’École supérieure du professorat et de l’éducation de Paris. « On pourrait payer grassement les élèves pour réussir », renchérit Marie Duru-Bellat, « ce serait peut-être efficace mais ça ne tient pas moralement » ! Autrement dit, l’expertise ne suffit pas à gouverner l’école, il faut y ajouter des valeurs. Le politique a également besoin « de mesures raisonnablement consensuelles », rappelle la chercheuse. Un consensus qui doit rassembler l’opinion d’une part et le corps enseignant d’autre part et ce, sur un horizon de temps compatible avec la décision publique, souvent l’horizon d’une mandature. Autant de contraintes qui expliquent que les débats politiques ou les réformes éducatives engagées semblent parfois déconnectés de l’argument scientifique. « La distance entre la science et le politique, c’est la marge de choix », synthétise Marie Duru-Bellat. La séquence des ABCD de l’égalité en témoigne. En 2014, le ministre de l’Éducation nationale renonce à la généralisation du programme d’enseignement de lutte contre les stéréotypes sexués pris pour cible par des lobbys traditionalistes, alors que le bilan de l’expérimentation sur dix académies se révèle positif. Autre séquence récente : celle de la réforme des rythmes scolaires. Bien que les études de chronobiologie montrent que la semaine des 4 jours n’est pas la plus adaptée aux apprentissages - en particulier pour les petits Français qui ont déjà un des emplois du temps les plus resserrés d’Europe -, elle est réintroduite en 2018, notamment pour répondre aux préoccupations budgétaires des communes et à celles des enseignants en termes de temps de travail.
Un exemple (parmi d’autres) de « détricotage » de réforme éducative qui fait dire à Véronique Decker, enseignante et directrice d’une école élémentaire à Bobigny (Seine-Saint-Denis), « Voir les réformes d’en bas permet de mesurer l’inefficacité des zigzags », sachant que de nouveaux dispositifs « nous tombent dessus tous les deux ans ». Pour cette enseignante forte de plus de 30 ans d’expérience, si le terrain se méfie des réformes et des experts qui les ont inspirées, ce n’est pas par refus du changement ou délit d’opinion mais en toute rationalité sur la base « de son expertise locale ». Il suffit « de bon sens », explique-t-elle, pour savoir que des CP dédoublés dotés d’enseignants expérimentés en REP donneront des résultats. Il n’est pas davantage besoin d’expertise statistique pointue pour mesurer à l’inverse que la dotation en heures du dispositif Devoirs Faits est très insuffisante : elle aboutira en Seine-Saint-Denis à un accompagnement de moins d’une heure par an et par collégien, a calculé Véronique Decker. Il y a en revanche besoin de l’observation du terrain pour alerter : proposé sur la base du volontariat, le dispositif Devoirs Faits exclut les filles (parce qu’elles sont plus souvent chargées de la fratrie et plus « surveillées »). Mais pour alerter comme pour faire part d’observations « de bon sens », encore faudrait-il qu’existe « un chemin pour faire remonter l’expertise du terrain », note l’enseignante.
Co-construire les réformes et communiquer
De l’avis général des intervenants, restaurer la confiance dans l’expertise en matière d’éducation passe donc en premier lieu par la prise en compte « des savoirs d’usage » à tous les niveaux. « Il faut des spécialistes de la préconisation des politiques publiques capables de faire remonter l’expertise du terrain », suggère par exemple Xavier Pons. Un rôle d’interface que Caroline Pascal, doyenne de l’Inspection générale de l’éducation nationale (IGEN), estime pouvoir être endossé par l’IGEN. Quelle que soit la nature de l’espace de dialogue, il s’agit de s’appuyer sur des structures existantes et surtout, sur les enseignants qui innovent et expérimentent, ceux que Cécile Blanchard, rédactrice en chef des Cahiers pédagogiques, nomme des « praticiens réflexifs », ceux qui, estime Philippe Watrelot, « mériteraient le [vrai] titre d’enseignant-chercheur ». Le temps de formation continue des enseignants pourrait du reste être consacré à la recherche, au partage d’expérience et à l’échange de bonnes pratiques, plutôt qu’à « la mise en conformité avec des normes éducatives venant de la superstructure », ajoute Olivier Rey, responsable de l’unité Veille & Analyses de l’Institut français de l’éducation.
Des propositions loin d’être utopiques, comme en témoigne l’expérience des conférences de consensus du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire). « Les réformes se gagnent sur le terrain », explique Nathalie Mons, directrice du Cnesco, « si les acteurs de la Communauté éducative ne sont pas impliqués dans la définition de ces réformes, elles ne marchent pas ». Le Cnesco mobilise donc d’une part des chercheurs de tous horizons avec une approche résolument interdisciplinaire et ouverte à l’international, mais aussi les acteurs de terrain : en amont dès la définition du périmètre de l’étude, et en aval pour produire des recommandations qui soient vraiment « une œuvre collective ». Une approche participative qui a fait la preuve de son efficacité, s’exporte et essaime.
Reste la question du débat (grand) public. Comment rendre accessibles et intelligibles les connaissances pertinentes en matière d’éducation aux citoyens, parents d’élèves en tête ? « Les experts ont un travail à faire sur la communication », explique Louise Tourret, journaliste et productrice de l’émission Rue des écoles sur France Culture. À défaut de quoi, la parole risque de leur être confisquée par des voix plus médiatiques, celles qui mobilisent l’émotion ou simplifient le débat sur des bases parfois contestables. « Quand on produit de l’expertise, la question de son intelligibilité et de sa diffusion doit se poser au quotidien », estime la journaliste. Il y a donc pour les chercheurs et les experts un effort de vulgarisation à produire, au sens noble du terme, pour que complexité et nuance ne soient pas sacrifiées sur l’autel de l’impératif médiatique mais se conjuguent. C’est au prix de cet effort que le débat pourra être enrichi de connaissances nouvelles et sortir d’une formulation devenue routinière qui, elle aussi, entretient la défiance.
Restaurer la confiance passe donc par l’intelligence collective : construire une base commune aux débats éducatifs, faire circuler une parole experte intelligible et associer tous les acteurs à la définition des réformes.
Céline Mareuge, journaliste web
Intervenants
- Éric Charbonnier, OCDE
- Marie Duru-Bellat, Sciences-Po
- Nathalie Mons, Cnesco
- Xavier Pons, Université Paris-Est Créteil
- Olivier Rey, Institut français de l’éducation
- Bénédicte Robert, École supérieure de l’éducation nationale
- Louise Tourret, France Culture
- Philippe Watrelot, ex-Cniré