Plus de huit Français sur dix jugent « utile à indispensable » l’information et la consultation directe des citoyens en amont des décisions publiques, selon un sondage TNS Sofres. Pour 44% d’entre eux, il s’agit même du premier moyen d’améliorer le fonctionnement de la démocratie, avant la lutte contre l’influence des lobbies ou des conflits d’intérêts. Sivens, Bure, Notre-Dame-des-Landes… en témoignent. Ce n’est pas tant la décision qui est en cause que l’expertise préalable et le processus d’élaboration qui y ont conduit, souvent considérés comme partiaux et non transparents. La consultation est-elle pour autant un passage obligé ? Quel processus en amont de la décision publique garantit, sinon, sa légitimité et son acceptabilité sociale ?
« Il n’y aurait pas eu de COP21 sans le GIEC »
Pour comprendre le lien entre expertise et action publique, on peut déjà commencer par questionner l’un et l’autre séparément. Une séparation théorisée (notamment) par Alain Trannoy et Karine Van der Straeten, en termes de choix collectifs. Les deux chercheurs distinguent deux problèmes : « un problème d’agrégation des connaissances » d’une part – comment fabriquer un consensus appropriable par la décision publique sur la base de travaux scientifiques parfois discordants – et « un problème d’agrégation des préférences » d’autre part – comment prendre une décision (ou choisir des options) sur la base de préférences hétérogènes et d’intérêts (particuliers) contradictoires.
À ces deux problèmes, la puissance publique a répondu jusqu’ici par des innovations institutionnelles. Sur le volet agrégation des connaissances, en créant de grands organismes capables de coordonner la recherche et/ou d’en produire une somme acquise. C’est par exemple l’Inserm (l'Institut national de la santé et de la recherche médicale) dans le champ de la santé, le Conseil économique pour le développement durable ou le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) dans le champ de l’environnement. Sur le volet agrégation des préférences, en mettant en place des instances participatives de dialogue et des espaces de partage de l’information avec le maximum de parties prenantes. On pense par exemple au Haut Conseil des biotechnologies ou au Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire dans des domaines où l’opinion se révèle particulièrement sensible et où l’expertise « technique » est souvent accusée d’être partiale, voire sous influence.
Ces innovations sont-elles suffisantes ? Non, estime Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable. Elles ont sans conteste permis des avancées, « il n’y aurait pas eu de COP21 sans le GIEC », prend-il pour exemple, mais la persistance et la force du climato-scepticisme nuancent en l’espèce le succès. « Nous surestimons la capacité du public à s’approprier un diagnostic même consensuel et nous sous-estimons celle des groupes de pression à mobiliser l’incertitude scientifique pour obscurcir la décision publique », constate Dominique Bureau. Et de conclure : « les modes de gouvernance permettant d’articuler expertise et décision publique restent un défi ».
Le podcast - Comment l’action publique mobilise-t-elle l’expertise ?
« L’expert doit être celui qui tient compte du bien commun »
Un défi de gouvernance que certains entendent bien relever en pluralisant l’expertise. Car si, face à un problème (disons le changement climatique), un diagnostic scientifique partagé peut se concevoir comme unique (l’activité humaine est responsable), les solutions possibles à mettre en regard (politiques énergétiques par exemple) sont, elles, multiples et discutables. Le décideur tranchera, bien sûr ; il choisira parmi elles, mais ce champ des possibles ne saurait être préempté par « une expertise technique souvent univoque », observe Géraud Guibert, président de La Fabrique Écologique. Son élaboration appelle au contraire un travail de co-construction de l’intérêt général, pluraliste, inclusif et transparent. Ce travail devrait typiquement, dans cette perspective, reconnaître l’existence de « perdants » attachée à chaque option et prévoir des compensations. « L’expert doit être celui qui tient compte du bien commun et oriente son analyse en ce sens », conclut Muriel Mambrini-Doudet, directrice de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie. Il en va encore une fois de la légitimité de la décision publique, quelle que soit in fine l’option politique retenue parmi les possibles.
La montée en qualification de la population, l’open data comme l’affaiblissement des corps intermédiaires traditionnels, militent en faveur de ce pluralisme et de cette ouverture. Lanceurs d’alerte, patients-experts, citoyens éclairés, sont autant d’acteurs légitimes parce que détenteurs d’une expertise empirique. Un « savoir de terrain », dit la conseillère d’État Yannick Moreau, qui souligne qu’au-delà du développement d’un appareil statistique, l’ambition première du Commissariat général du Plan était déjà bien celle-là : être un lieu de partage où les administrations centrales pouvaient incorporer ce savoir « complémentaire » issu du terrain dans leur « expertise technique ».
« Il n’y a pas de sujet trop complexe pour les citoyens »
Mais concrètement, comment ouvrir et inclure ? « Nous ne sommes plus à l’âge premier d’Internet », prévient Géraud Guibert, « les citoyens ne veulent pas seulement s’exprimer mais que ça serve à quelque chose ». C’est pour répondre à cette attente que La Fabrique Écologique, fondation pluraliste et transpartisane créée en 2013, a mis en place « des ateliers co-écologiques ». Pour chacune des notes publiées par la fondation, un débat collaboratif est organisé qui permet de compléter et d’amender les propositions de la note, sans parti pris préalable. Une procédure qui, seule, garantit « la transparence, la validité et la portée de l’expertise », estime Géraud Guibert.
Même constat du côté de la Commission nationale du débat public (CNDP), autorité administrative indépendante qui a pour mission d’informer les citoyens mais surtout de leur « donner la parole et [de] la faire entendre ». Les chartes déontologiques ou la lutte contre les conflits d’intérêts ne peuvent en effet suffire à asseoir « la loyauté » du processus de décision, explique Christian Leyrit, président de la CNDP. C’est en incluant les citoyens que l’expertise fait la preuve de son impartialité et de sa transparence. Et inclure ne signifie pas sonder l’opinion ou « pratiquer la concertation dans un comité Théodule », précise-t-il, non sans ironie. Il s’agit de former des citoyens pour qu’ils contribuent effectivement à la définition d’options possibles en amont de la décision.
Et en l’espèce, « il n’y a pas de sujets trop complexes pour les citoyens », ajoute Christian Leyrit, qui en veut pour preuve la conférence de citoyens sur le projet CIGEO. Menée en 2013 par la CNDP autour du projet de stockage de déchets radioactifs à Bure, l’expérience a consisté à former dix-sept citoyens pendant trois week-ends. Une formation assurée par un comité de pilotage « contradictoire » constitué de deux spécialistes pro-projet, deux contre et deux autres issus de la conférence citoyenne. À la suite de quoi, ces dix-sept citoyens « éclairés » ont rédigé une note de douze pages dont le président de l’Autorité de sûreté nucléaire a souligné que c’était le document « le plus pertinent » qu’il ait lu sur le sujet !
Autre exemple de la capacité d’expertise des citoyens lorsqu’ils sont consultés et formés à la contribution, celui du débat citoyen planétaire sur le climat et l’énergie mené en partenariat avec l’ONU en 2015, avant la COP. Le même jour, quatre-vingt-dix-sept débats ont été organisés dans soixante-sept pays suivant la même méthodologie, avec l’appui de documents pédagogiques délivrant « une information neutre ». Bilan : des propositions « spectaculaires », selon Christian Leyrit, qui témoignent de « la maturité des citoyens sur les enjeux climatiques ». Une maturité sans doute sous-estimée par des experts « techniques » qui à trop fonctionner en chambre se privent du savoir empirique susceptible de relégitimer l’action publique.
Le citoyen pourrait donc constituer le chaînon manquant entre expertise et décision publique. Mais cette première conclusion n’épuise pas le sujet (loin s’en faut). La prochaine séance du cycle, le 12 septembre, passera la pratique de l’expertise au prisme des sciences sociales, notamment de l’histoire et de la sociologie, qui ont, depuis plusieurs décennies, développé une analyse critique des usages des savoirs par les pouvoirs.