Michel Sapin, ministre de l’Économie et des Finances, a inauguré la conférence en rappelant que l’Union européenne (UE) était à un moment charnière de son histoire, le Brexit constituant une remise en cause inédite du principe d’une « union toujours plus étroite » qui a été, pendant 60 ans, au cœur du processus d’intégration européenne. Face à la montée du nationalisme et de la tentation du repli, il faut revenir à l’ambition initiale du projet européen qui était de bâtir un espace de paix autour de valeurs partagées. Dans un contexte caractérisé par les incertitudes et le doute, ces valeurs doivent être réaffirmées et l’Union doit chercher à se renforcer avec ceux qui le souhaitent.
Ce nouvel élan dont l’UE a besoin va se dessiner dans la tradition de Robert Schuman, comme une action pragmatique : bâtir l’Europe « par le bas ». Le projet européen ne retrouvera du sens pour les citoyens que s’il donne lieu à des effets concrets et visibles dans leur quotidien. À plus long terme, l’Europe devra avancer de nouveau sur des enjeux plus structurants de la construction européenne, à l’image du chantier de l’Union monétaire dont les bases paraissent encore insuffisamment robustes. Cependant, entre solidarité et convergence, entre solidarité et responsabilité, les confrontations de visions et les divergences de priorités entre les pays entravent l’émergence d’un consensus capable de tracer la suite de l’histoire. L’idée d’une Europe « à deux ou plusieurs vitesses » selon les volontés nationales est décrite comme un moyen potentiel de sortir de ces confrontations de façon constructive.
Première session : quelle architecture pour la zone euro ?
La zone euro, à l’instar de l’UE, s’est forgée à travers les crises par une série de petits pas, où chaque réforme en appelait une nouvelle. Les avancées réalisées au lendemain de la crise financière de 2007-2008 et de la crise des dettes souveraines qui lui a succédé − réformes du Pacte de Stabilité et de Croissance, création du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) et de l’Union bancaire, etc. − sont autant de signes que ce processus d’intégration « au fil de l’eau » se poursuit, malgré les difficultés. Ces avancées ne doivent pas être sous-estimées, bien qu’elles semblent encore insuffisantes pour garantir la pérennité de l’édifice. Aujourd’hui, le destin de la monnaie unique semble incertain et soulève un nombre important de questions : faut-il encore essayer de réformer la zone euro, et dans quel sens ? Certains pays devraient-ils envisager une sortie de la zone euro, ou les coûts restent-ils trop importants ?
Autour de la table, le choix de la réforme s’est imposé, les couts du scénario de sortie étant jugés largement supérieurs aux bénéfices éventuels[1]. En revanche, pour garantir la solidité de la zone euro et éviter qu’elle ne finisse par éclater d’elle-même, des réformes en profondeur sont nécessaires afin de protéger les États membres d’une prochaine crise, favoriser la convergence économique qui jusqu’à présent a fait défaut, et éventuellement doter la zone d’un mécanisme de stabilisation budgétaire. Les intervenants jugent que des réformes institutionnelles sont également indispensables afin de renforcer la légitimité démocratique et d’améliorer le fonctionnement de la zone euro.
Si les objectifs à long terme semblent partagés par l’ensemble des intervenants, les priorités à court terme divergent. Il existe un risque que les réformes incrémentales, destinées à remédier aux problèmes immédiats ou qui épousent les possibilités politiques du moment, contribuent à éloigner encore davantage la zone euro d’une architecture cohérente et complète. C’est notamment pour éviter cet écueil que France Stratégie, dans une note publiée en décembre 2016[2], insiste sur la nécessité de décider, d’abord, du modèle souhaitable à long terme pour ensuite définir le sentier et les réformes nécessaires pour y parvenir. En tenant compte de cette contrainte de cohérence, seulement trois modèles − répondant à des choix différents en matière de mutualisation des dettes et de mise en place d’un instrument commun de stabilisation − sont envisageables.
Certaines de ces réformes impliqueraient une avancée substantielle en matière d’intégration, qui ne serait acceptable qu’à condition de garantir que les engagements budgétaires des uns et des autres soient tenus. Réussir la convergence économique et budgétaire est le préalable réaliste à cette avancée. Il s’agira nécessairement d’un processus long. Afin d’enclencher une dynamique positive, certains participants suggèrent de conditionner les prochaines étapes du renforcement de l’intégration à la réalisation d’un « sentier de convergence », sur le même modèle que celui qui s’était mis en place au moment du passage à l’euro. Face à la divergence économique entre États membres sur la période 2000-2010, il pourrait être souhaitable d’aller plus loin dans « l’institutionnalisation » de la convergence, notamment en matière de compétitivité, afin de sortir d’un processus de convergence via « l’effet courbe de Phillips » (baisse des couts unitaires du travail par le chômage). Concrètement, il faudrait faire un plein usage des Conseils Nationaux de Productivité dont la création a été décidée en 2016 et trouver le moyen de mettre en cohérence les dynamiques salariales au sein de la zone euro. Pour un intervenant, plus que d’un « ministre des Finances », la zone euro aurait surtout besoin d’un « ministre du Travail » tant les questions de compétitivité relatives sont au cœur des divergences économiques.
Concernant les réformes prioritaires, il s’agirait d’abord de finaliser les dossiers en cours, comme l’union bancaire et l’union des marchés des capitaux (avec respectivement une mise en place d’un système de garantie des dépôts européens, et d’une harmonisation du régime des faillites). À cela s’ajoutent de nouvelles propositions dans le but de favoriser l’intégration et la stabilité économique sans pour autant susciter de bouleversement institutionnel : l’émergence de banques paneuropéennes, une diversification accrue des portefeuilles des banques et la taxation des assiettes fortement mobiles sur l’ensemble de la zone (dont la propriété intellectuelle). Enfin, les intervenants ont mis l’accent sur le besoin d’adopter une approche plus symétrique des déséquilibres, permettre l’émergence d’une politique budgétaire contra-cyclique à l’échelle de la zone euro, et une réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance afin d’en renforcer la lisibilité (en remplaçant par exemple la norme de déficit structurel par une règle de croissance des dépenses publiques[3]).
Dans l’ensemble, les différents intervenants s’accordent sur la nécessité de mettre en place, à moyen terme, un mécanisme de stabilisation budgétaire centralisé. Ce dernier se heurte toutefois aux problèmes d’aléa moral et aux risques de transferts permanents aux bénéfices de certains États, tant les situations économiques sont différentes. Pour continuer d’avancer à court terme, certains intervenants mettent en avant la possibilité de dispositifs transitoires, moins ambitieux dans leur portée mais plus faciles à mettre en œuvre à court terme. La proposition faite par France Stratégie, créer un contrat européen pour la formation[4], s’inscrit dans cette perspective.
Deuxième session : cinq scénarii pour l’UE
Dans un contexte de crise de légitimité démocratique, d’efficacité et de solidarité, et face à la sortie historique d’un État membre, il paraît nécessaire pour l’UE d’entreprendre un examen profond de son mode de fonctionnement, quitte à remettre en cause certains principes qui ont, jusqu’à aujourd’hui, servi de fil conducteur à la construction européenne. Le Livre Blanc de la Commission européenne[5] incarne cette volonté d’amener les États membres à prendre une décision sur leur destin commun. Inquiète d’une situation comparable à une « crise de copropriétaires », la Commission européenne souhaite avec ce document renvoyer les gouvernements nationaux et les citoyens devant leurs responsabilités, en espérant voir le pacte social originel s’incarner de nouveau. L’ouvrage est jugé plus tactique que conceptuel par certains. La démarche et la méthode de la Commission européenne ont été explicitées lors des échanges : il s’agit d’un document politique qui signe l’acte de naissance de l’UE à 27, dont le ton accessible vise à initier une réappropriation du débat par les peuples européens.
Le Livre Blanc présente cinq scénarii pour le futur de l’Europe qui présupposent tous le maintien de l’unité. Dans un souci de prospective, les intervenants ont nuancé ce cadre de référence optimiste en ajoutant des options plus sombres, à l’image de la différenciation par le bas, l’Europe des populistes, l’Europe zombie ou encore la désintégration. Tous ces scénarii ont en commun la volonté de dépasser la pensée manichéenne caractérisée par « plus ou moins d’Europe », et d’élargir le débat vers d’autres horizons.
Pour avancer de manière constructive, les participants soulignent la nécessité de solder les crises récentes. Le contexte diplomatique caractérisé par une crise de confiance entre les peuples doit être pacifié par une prise de responsabilité. Apaiser les relations entre les membres de l’UE est d’autant plus urgent que le contexte géopolitique est décrit comme porteur pour l’intégration européenne : face aux défis globaux (climatiques, sécuritaires et commerciaux), l’union semble être une réponse efficiente. Dans un environnement instable, penser la souveraineté et la puissance publique d’un point de vue européen est devenu un besoin. Sur le plan économique, la position de la France vis-à-vis des règles du Pacte de Stabilité et de Croissance doit notamment être clarifiée.
Pour permettre à l’UE d’avancer, il faut réussir à surmonter l’obstacle que représentent les divergences entre pays en matière de souhait d’intégration. L’idée d’une Europe « à plusieurs vitesses » gagne du terrain, là où elle était longtemps restée taboue. Certains dessinent notamment la perspective d’une zone euro intégrée socialement et fiscalement, avec l’UE comme une puissance commerciale et vertueuse (avec pour maîtres mots : démocratie, environnement et marché unique ouvert). D’autres préfèrent se représenter l’architecture européenne comme une Europe à « pleine vitesse mais à plusieurs niveaux », en incluant notamment l’espace Schengen à l’agenda européen pour ce qui relève de la sécurité collective (lutte contre le terrorisme, partage de renseignements etc.). Ces propos s’accompagnent cependant d’une mise en garde contre la multiplication des cercles, actant le fait qu’elle pourrait compliquer la coordination et venir amoindrir les bénéfices de l’intégration.
Laura Pierret
[1] CEPII (2017), Sortie de l’euro et compétitivité française, Le blog du CEPII, 21 mars.
Revivez les échanges en podcast. La première session a débattu des avancées de la monnaie unique et des défis qu’elle pose en termes d’évolutions souhaitables de l’Union économique et monétaire. La deuxième session a été consacrée à l’analyse des cinq scénarios proposés par Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, dans le livre blanc sur l’avenir de l’Europe paru le 1er mars 2017.