1 million d'espèces animales et végétales sont aujourd'hui menacées d'extinction selon le dernier rapport de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Un « déclin sans précédent » auquel participe largement l’artificialisation des terres : étalement urbain et constructions diffuses détruisent les habitats naturels et les continuités écologiques nécessaires à la faune sauvage pour circuler. Il devient donc urgent de freiner l’artificialisation des terres et d’en renaturer certaines lorsque c’est possible. C’est l’ambition portée par l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN) inscrit au plan biodiversité présenté par le gouvernement à l’été 2018. Un objectif que Julien Fosse, rapporteur, estime atteignable, à condition notamment de modifier les règles d’urbanisme et de densifier l’habitat. Explications.
L’artificialisation gagne du terrain
L’artificialisation est « un objet encore mal caractérisé », explique Julien Fosse. On comprend bien en effet que l’impact sur la biodiversité n’est pas le même selon qu’on transforme une forêt en parking goudronné ou une terre agricole en espace vert ! Les moyens de mesure de cette artificialisation sont par ailleurs très hétérogènes, allant de l’interprétation d’images prises par satellite à l’analyse des données du cadastre. De là des chiffrages variés du processus. Selon les sources, le taux moyen d’artificialisation pour la France varie, à titre d’illustration, de 16 000 à 61 000 hectares par an. Les données convergent en revanche pour montrer qu’en France, l’artificialisation est supérieure à la moyenne européenne et qu’elle augmente plus rapidement que la population.
Afin notamment de pouvoir s’appuyer sur les données de changement d’usage des sols recensés dans les fichiers fonciers du cadastre, l’auteur choisit de retenir pour définition de l’artificialisation « tout processus impliquant une perte d’espaces naturels, agricoles ou forestiers (ENAF), conduisant à un changement d’usage et de structure des sols ». Sur cette base, il estime à 20 000 hectares la surface des terres artificialisées chaque année en France, en moyenne entre 2006 et 2016, hors infrastructures de transport.
Pourquoi : les dynamiques à l’œuvre
Il y a bien sûr le facteur démographique. Mais l’augmentation de la population et plus encore du nombre de ménages – + 4,2 millions depuis 1999 – est loin de justifier en soi le grignotage progressif des espaces naturels. L’explication se trouve plutôt du côté des arbitrages des acteurs.
Les communes par exemple ont globalement intérêt à attirer l’activité sur leur territoire, donc à bâtir, et ce d’autant plus que la taxe foncière sur les propriétés bâties – 41 milliards d’euros en 2017 – est une ressource importante dans un contexte budgétaire contraint. Une incitation que les politiques de soutien au secteur immobilier et à l’accession à la propriété (prêt à taux zéro, dispositif Pinel) peuvent dans certains cas renforcer.
Les ménages, de leur côté, affichent en France une nette préférence pour l’habitat individuel qu’ils recherchent désormais plutôt en périphérie des grands centres urbains. Choix par défaut hier, c’est aujourd'hui (pour certains) un choix positif, celui de l’espace et de la proximité avec la nature, autorisé notamment par la baisse du coût des trajets domicile-travail en voiture. Enfin, le différentiel de prix du foncier et d’imposition locale entre centre et périphérie peut inciter les entreprises à implanter une partie de leurs activités à proximité immédiate des pôles urbains, entrepôts ou zones commerciales par exemple.
Ces tendances convergent : la périurbanisation, le « desserrement des villes » et la faible densification des nouvelles constructions (logements individuels en tête) contribuent à l’étalement urbain et donc à la progression de l’artificialisation. Cet étalement s’accompagne d’un « mitage des territoires » – un terme utilisé pour qualifier l’éparpillement diffus d’habitats et de constructions sur un territoire initialement rural. Mitage favorisé par la faible valeur de l’hectare agricole français (une des plus basses d’Europe), en comparaison de celle des terres urbanisables.
Enfin, facteur aggravant : le niveau élevé d’artificialisation des terres en France s’explique également par la sous-exploitation du bâti existant (logements et bureaux vides) et par le développement des résidences secondaires occupées de manière intermittente (résidences qui représentaient 9,5 % des logements en 2015).
Objectif « zéro artificialisation nette »
Limite. Au-delà même des possibles effets d’irréversibilité liés à la pollution des sols, renaturer des terres artificialisées est un processus complexe et coûteux. Il suppose de déconstruire, de dépolluer, de désimperméabiliser puis de (re)construire des « technosols », les trois dernières étapes du processus pouvant coûter à elles seules jusqu’à 400 euros par mètre carré.
Il est donc urgent de freiner l’artificialisation. Et ce d’autant plus que, si aucune mesure n’est prise, ce sont 280 000 hectares d'espaces naturels supplémentaires qui seront artificialisés d’ici 2030, soit un peu plus que la superficie du Luxembourg pour comparaison. « Un scénario tendanciel catastrophique », estime Julien Fosse qui a utilisé, pour parvenir à ce résultat, un modèle économétrique développé par le Commissariat général au développement durable (CGDD).
Ce modèle fait dépendre la consommation d’espaces naturels de trois variables : la surface construite, le taux de renouvellement urbain et la densité de l’habitat (qui correspond à peu près au coefficient d’occupation des sols). Avantage : il permet de projeter des scénarios alternatifs (hors infrastructures de transport non recensées au cadastre).
Dans le « scénario densification forte » par exemple, l’auteur calcule que l’augmentation du taux de renouvellement urbain (de 0,43, l’actuel, à 0,6) combinée à la hausse du taux de densité de l’habitat (de 0,16, l’actuel, à 0,4) permettrait de faire baisser la consommation d’espaces naturels à 5 500 hectares par an à horizon 2030, contre 20 000 dans le scénario tendanciel. « Ce résultat met en lumière la part non négligeable qu’une politique d’urbanisme favorisant le renouvellement et la densification de l’habitat pourrait jouer dans la lutte contre l’artificialisation », souligne l’auteur.
Dans un scénario complémentaire, on ajoute au durcissement des règles d’urbanisme le renchérissement des terres avec un prix multiplié par 5, et une baisse du taux de vacance des logements de 8% (en 2015) à 6 %. Ce scénario permettrait de réduire encore la surface des terres artificialisées à 3 700 hectares par an à horizon 2030, mais il appellerait concrètement des mesures difficiles à mettre en œuvre. Le « scénario densification forte » paraît, en regard, bien plus accessible.
L’importance des règles d’urbanisme
Cet exercice de modélisation suggère qu’atteindre le « zéro artificialisation nette » dès 2030 nécessiterait de réduire de 70 % l’artificialisation brute et de renaturer 5 500 hectares de terres artificialisées par an. Une perspective qui suppose « des mesures ambitieuses », conclut Julien Fosse
À commencer par collecter des données robustes sur l’artificialisation et le coût de la renaturation, et mettre en place une gouvernance dédiée. Fusionner les missions de la Commission départementale d’aménagement commercial et de la Commission départementale de préservation des espaces naturels permettrait, par exemple, de créer un « conseil départemental de lutte contre l’artificialisation des terres » ouvert à l’ensemble des parties prenantes concernées et chargé de la délivrance a priori des autorisations d’artificialisation, propose l’auteur.
Pour freiner l’artificialisation brute, il est également envisageable de miser sur des mesures permettant de densifier davantage les nouvelles constructions. En la matière, « la fixation de densités de construction minimales dans les PLU [plan local d’urbanisme] semble la plus prometteuse », estime l’auteur. Les politiques de soutien au logement neuf devraient par ailleurs être réservées aux constructions sur des zones déjà artificialisées. Enfin, l’artificialisation résiduelle devrait s’accompagner d’opérations de renaturation.
Rien d’impossible donc dans l’objectif visé par le plan biodiversité… mais un passage obligé par la densification de l’habitat et la limitation de l’étalement urbain qui supposent de revoir a minima nos règles d’urbanisme.