Ce quatrième Grand angle revient sur le séminaire consacré à l'économie collaborative dans le cycle de débats mensuels « Mutations technologiques, mutations sociales ».
Les avancées numériques et les transformations sociales résultantes ou motrices de ces innovations suscitent enthousiasmes, débats et controverses, tant sur leur portée, que sur les opportunités ou les risques qu’elles recèlent.
Les activités dites de « l’économie collaborative » (sharing economy) se développent à grande vitesse. Ainsi, d’après une étude de PwC, le chiffre d’affaires de l’économie collaborative à l’échelle mondiale pourrait passer de 15 milliards de dollars en 2013 à 235 milliards à l’horizon 2025[1]. Championne française, l’entreprise Blablacar compte aujourd’hui 20 millions d’utilisateurs dans le monde. Ces activités suscitent néanmoins de vifs débats, sur leurs effets économiques, environnementaux et surtout sociaux. Construites autour de l’échange, du partage ou de la vente entre particuliers de biens, de capitaux, de services voire de symboles, elles recouvrent des réalités très diverses.
Pour comprendre le développement de ces activités et les enjeux associés, France Stratégie, en partenariat avec l’EHESS et Inria, a choisi d’en faire le thème du troisième débat organisé dans le cadre du cycle « Mutations technologiques, mutations sociales » lancé en octobre 2015.
- Frédéric Mazzella, fondateur et président de Blablacar, a introduit le débat.
- Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail (Sorbonne Nouvelle et CNRS) a ensuite pris la parole pour exposer l’avancement de ses recherches.
- Marie-Anne Dujarier note que l’appellation « économie collaborative » désigne actuellement des pratiques sociales très hétérogènes. Elle propose de classifier les modèles économiques selon deux axes[2] : Les échanges peuvent être marchands, comme dans le cas d’Uber, ou non marchands, comme Blablacar (pour lequel le paiement correspond à un partage des frais) ou Facebook. Par exemple, chez Blablacar, les trajets de covoiturage sont facturés de 6 à 7 centimes d’euro par kilomètre, bien en deçà du barème fiscal kilométrique (40 à 60 centimes d’euro selon la puissance du véhicule) ou du prix d’une course de taxi (plus d’un euro par kilomètre). Deuxièmement, la plateforme, intermédiaire des échanges, peut être à but lucratif (Uber, Blablacar, Facebook) ou non lucratif, comme dans le cas des « communs » (Wikipedia) ou des services publics.
Les moteurs du développement de ces activités
D’après Frédéric Mazzella, un des principaux facteurs de développement de l’économie collaborative est l’amélioration de la technologie des plateformes en ligne, via l’augmentation de la taille des bases de données, des capacités des moteurs de recherche et l’amélioration de la connectivité.
Toutefois, ces modèles s’appuient aussi fortement sur la construction de la confiance entre deux particuliers. La réputation, fondée sur la création de profils et la notation, prend une place centrale dans les échanges, pouvant parfois aller jusqu’à l’exclusion des personnes mal notées, ce qui n’est pas sans poser de question sur ce mode de gestion des usagers. Les plateformes ont aussi réussi à développer la confiance grâce au paiement en ligne, qui permet d’éviter le transfert d’argent en direct. Le niveau de confiance atteint par les plateformes peut être impressionnant, nettement supérieur à la confiance dans un voisin et s’approchant même de la confiance dans la famille.
Le développement de ces activités répond de plus à de nouvelles aspirations. Elles sont plus utilisées par les jeunes notamment, qui maîtrisent davantage les outils numériques. Elles s’inscrivent aussi souvent dans la recherche d’une utilisation plus efficace des biens et équipements. Les contraintes financières entrent enfin en ligne de compte dans le recours à ces nouvelles activités.
Pour quel impact environnemental ?
Le cas de la voiture est éloquent d’après le fondateur de Blablacar. Alors que le parc automobile français compte 38 millions de véhicules et représente des dépenses se chiffrant à presque 10 % du PIB, que la possession d’un véhicule coûte environ 6 000 euros par an à un ménage, les automobiles passent 96 % du temps arrêtées et 2,7 % à se déplacer. Le covoiturage s’est développé sur ce potentiel inutilisé. L’effet sur l’environnement fait néanmoins débat. De récentes études de l’ADEME[3] montrent en effet que si le gain environnemental est conséquent dans le cas du covoiturage de courte distance, dans le cas du covoiturage de longue distance, 1 km covoituré par un équipage n’entraîne une économie que de 0,04 kilomètre en voiture particulière. Il se substitue en outre fortement au train, puisqu’1 km covoituré par un équipage entraîne une diminution de 1,97 kilomètre parcouru avec le train. D’après cette étude, les effets en termes de réduction des émissions de gaz à effets de serre sont ainsi plus faibles que ce qu’on aurait pu attendre.
Et quelles répercussions sur le travail ?
Les différentes plateformes ont des effets très différenciés sur le monde du travail d’après Marie-Anne Dujarier[4]. Les plateformes marchandes à but lucratif favorisent la domination des propriétaires et concepteurs de la plateforme, qui captent une grande partie de la richesse, pratiquent parfois l’évitement fiscal et s’appuient sur une masse de micro-entrepreneurs non-salariés, qui ne participent donc pas à la solidarité liée à ce statut. Ces modèles économiques ont suscité l’émergence de nouveaux mouvements sociaux visant à faire reconnaître le caractère parfois subordonné ou de dépendance économique de ces travailleurs.
À l’inverse, les contributeurs des plateformes non marchandes à but lucratif n’ont généralement pas le sentiment d’exercer une activité professionnelle. Elles peuvent toutefois entrer en concurrence avec des activités professionnelles existantes, d’où la question du statut de ce type d’activité productive fournie volontairement et bénévolement.
Ces deux modèles interrogent en permanence la frontière entre amateurs et professionnels, ainsi que le concept même de « travail » dans nos institutions, observe la sociologue.
Les enjeux pour les plateformes de l’économie collaborative
Si l’économie collaborative prend de l’ampleur, aujourd’hui peu de plateformes arrivent à émerger et survivre, explique Frédéric Mazzella. Les difficultés pour lever des fonds, davantage présentes en France qu’aux États-Unis, peuvent être un des freins. Par ailleurs, en fonction des activités, l’organisation d’une place de marché est plus ou moins facile. Ainsi, le fonctionnement d’une plateforme de covoiturage, pour laquelle les chauffeurs ne sont pas disponibles à la demande, nécessite un nombre de conducteurs bien supérieur à celui requis par une entreprise comme Uber pour assurer une offre suffisante qui attire les utilisateurs. La réglementation en place peut aussi constituer un obstacle et la concurrence avec les activités installées ou subventionnées est une limite au développement, d’après Frédéric Mazzella. Si ces activités démontrent une utilité sociale ou environnementale, faudra-t-il revoir ces règles de fonctionnement ? Par exemple, les transports publics urbains sont fortement subventionnés : faut-il envisager d’étendre le subventionnement à l’autopartage, questionne-t-il ?
Marie-Anne Dujarier analyse que ces activités ont des effets sur les solidarités construites notamment autour du salariat, de la fiscalité et des professions, sur lesquelles notre société est encore bâtie. Si ces changements s’installent, quelles solidarités faudra-t-il alors mettre en place ?
[1] « Megatrend collisions: Introducing the sharing economy », 2015. pwc.blogs.com/files/sharing-economy-final_0814.pdf
[2] Dujarier M.A., « Les usages sociaux du numérique : une typologie », In Digital labor, travail du consommateur, quels usages sociaux du numérique ?, INA Global, La Revue des Industries Créatives et des Médias. A paraître.
[3] Étude nationale sur le covoiturage de courte distance, Ademe, 2015 et Enquête auprès des utilisateurs du covoiturage de longue distance, Ademe, 2015.
[4] Dujarier M.A., 2015 , “The activity of the consumer: strengthening, transforming or contesting capitalism?”, The Sociological Quarterly, Volume 56, Issue 3, pp. 460-471.