Mercredi 29 novembre 2017, le cours du bitcoin passait le seuil des 11 000 dollars, onze fois sa valeur de janvier. Au-delà de l’aspect spéculatif, cette envolée très médiatisée vient surtout affirmer la fiabilité d’une technologie informatique de certification des données sans intermédiaire : la blockchain ou « chaîne de blocs ». Qu’est-ce que c’est et comment ça marche ? Explications et décryptage des cryptomonnaies avec Sammy Bebane, expert au département Développement durable et Numérique de France Stratégie.
France Stratégie publie un rapport sur la blockchain, attendu fin janvier, vous pouvez nous en dire quelques mots ?
C’est un rapport qui n’aborde pas les thématiques en silo, comme c’est souvent le cas, mais pose des questions transversales. La blockchain est un terme très à la mode aujourd’hui, les médias grand public, la classe politique, les dirigeants, tout le monde en a entendu parler. Mais il y a encore beaucoup d’incompréhensions autour de cette nouvelle technologie et de ses promesses. Le but de ce rapport est d’essayer de prendre du recul, d’expliquer de manière pédagogique un objet complexe et protéiforme et de caractériser les enjeux qu’il soulève aux niveaux économique, juridique et sociétal. Nous avons voulu déterminer ce qui tient des véritables promesses et ce qui relève plutôt du fantasme parce que les implications juridiques et réglementaires de la blockchain ne sont évidemment pas les mêmes selon la manière dont on évalue son opérationnalité, au-delà des monnaies virtuelles.
Et d’où vient la matière du rapport ? Vous n’êtes pas parti de rien pour l’écrire ?
Non, bien sûr. Le projet est né au printemps 2017 quand France Stratégie décide de mettre en place un groupe de travail sur les enjeux de la blockchain, parce qu’il nous semble alors évident que c’est devenu un vrai sujet avec des implications potentiellement importantes pour l’action publique, pas juste un objet pour les geeks ! La présidence du groupe de travail est confiée à Joëlle Toledano, professeure d’économie à CentraleSupélec, qui rassemble l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème blockchain : des entrepreneurs, des industriels, des universitaires, des juristes, des représentants de la société civile, des administrations. L’idée, c’est qu’il nous faut cette diversité de points de vue pour construire une analyse solide et partagée des enjeux de cette nouvelle technologie, et des recommandations qui permettraient à la France d’en tirer parti. Nous avons mené en parallèle une vingtaine d’auditions lors de huit séances thématiques. Elles ont porté sur les cryptomonnaies bien sûr, notamment l’aspect sociologique de leurs usages, y compris illicites, mais aussi sur la question plus large du droit et de la cybersécurité, sur les applications de la blockchain dans les secteurs financier et de l’énergie, et sur celles susceptibles de répondre à de vrais besoins des citoyens, des entreprises ou des services publics et donc de démocratiser la blockchain. Le rapport à venir est une synthèse éclairée de toutes ces auditions et des discussions très riches du groupe de travail.
Est-ce que vous seriez prêt à relever le défi de nous faire comprendre ce qu’est la blockchain ?
L’expérience m’a montré qu’expliquer la blockchain en parlant tout de suite de « base de données transparente, décentralisée et sécurisée qui fonctionne sans organe de contrôle » permet rarement de se faire comprendre ! Le plus simple est de partir de l’exemple du bitcoin, premier et principal cas d’usage de la technologie.
Alors, c’est quoi au juste le bitcoin ?
C’est une monnaie expérimentale sans autorité centrale, ni banque ni État, qui a vu le jour au lendemain de la crise financière et qui prend précisément appui sur la blockchain. Je vais vous expliquer comment. Un petit détour historique avant : à l’origine de l’aventure, il y a la publication sur un forum d’un papier de huit pages par un certain Satoshi Nakamoto – sûrement le pseudonyme d’un collectif de développeurs. Son idée de départ c’est de créer un moyen de paiement direct entre les individus sur Internet, une monnaie numérique qui ne serait pas contrôlée par les banques et qui ne nécessiterait aucun intermédiaire. C’est de cette inspiration géniale que va naître la blockchain parce qu’elle est la réponse technologique à la question de Nakamoto qui est donc : comment faire pour que cet actif digital, le bitcoin, ne soit pas copié ? Quel système de garantie de la transaction peut-on inventer pour remplacer le tiers de confiance, celui qui débite d’un côté et crédite de l’autre ?
Et c’est donc la technologie de la blockchain qui va remplacer cet intermédiaire et garantir la sécurité du bitcoin ?
C’est ça.
Mais comment au juste ?
La blockchain est une gigantesque base de données publique. Il faut la voir comme une sorte de grand registre de comptes, ouvert, dans lequel chaque transaction en bitcoin est inscrite – on pourrait même dire « gravée dans le marbre ». Sauf que les lignes de comptes sont des données informatiques et les pages du registre des « blocs » reliés les uns aux autres par la cryptographie, d’où l’idée de chaîne de blocs. Toutes les nouvelles transactions en bitcoins sont regroupées dans ces blocs par des membres du réseau. Concrètement, le travail consiste pour eux à résoudre un puzzle algorithmique qui nécessite énormément de puissance de calcul. Il se crée un bloc toutes les dix minutes à peu près. Ce qui en fait 496 544 en tout aujourd’hui ! Quand un bloc est créé, il est envoyé dans l’ensemble des nœuds du réseau blockchain qui possèdent alors, chacun, une version de la blockchain, c'est-à-dire tout l’historique des transactions depuis la naissance du bitcoin. C’est cette architecture qui garantit la sécurité de la cryptomonnaie. Parce que pour effacer une transaction, par exemple, il faudrait une puissance de calcul qu’aucune institution ne possède. Le registre est donc incorruptible.
Est-ce que le citoyen lambda non-geek peut acheter des bitcoins ? Moi par exemple, comment je fais, concrètement parlant ?!
Beaucoup de solutions existent. Vous pouvez déjà en acheter à quelqu’un qui en possède, contre vos euros, via une plateforme d’échange. Sinon vous pouvez aussi essayer d’en gagner, mais je doute que vous y parveniez depuis votre ordinateur !
Pourquoi ? Comment « gagne »-t-on des bitcoins ?
En enregistrant les transactions dans la blockchain ! C’est là toute l’ingéniosité du système qu’il faut voir comme un tout circulaire. En langage blockchain, on appelle ça « miner un bloc », en référence aux mineurs parce que les personnes qui créent des bitcoins sont un peu les nouveaux chercheurs d’or. Pour le faire, il vous faudra du matériel informatique très puissant parce que les calculs mathématiques à réaliser – on les appelle des « calculs de hash » – sont hypercomplexes. Et ne pas compter vos dépenses en électricité ! Le site Digiconomist a évalué que le « minage » consommait annuellement l’équivalent de la production électrique de la Hongrie. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui les mineurs sont organisés en « fermes » dans des pays où l’énergie est bon marché, la Chine et l’Islande le plus souvent. Une fois équipé, il ne vous reste plus qu’à résoudre le premier un calcul pendant un temps très restreint. Moyennant quoi, vous recevrez 12,5 bitcoins par bloc miné. Mais la concurrence est rude !
Et que paye-t-on avec des bitcoins ? Est-ce que c’est seulement légal ?!
Les cryptomonnaies ne sont pas des monnaies légales, par définition, mais elles sont autorisées dans tous les pays à quelques exceptions. Jusqu’en 2013 à peu près, les bitcoins étaient utilisés comme moyen de paiement pour certains achats sur Internet ou dans quelques magasins. Au Japon on trouve maintenant 200 000 commerces qui les acceptent. Mais aujourd’hui, compte tenu de la valorisation du bitcoin, les gens préfèrent spéculer ou l’utiliser comme réserve de valeur. C’est une forme d’or 2.0.
Certains laissent entendre que les cryptomonnaies servent surtout des activités illicites, qu’en pensez-vous ?
De nombreuses affaires ont en effet terni l’image du bitcoin. On se souvient par exemple de la séquence du démantèlement de Silkroad, un site d’achat et de vente de drogues du dark web qui avait enregistré des transactions pour 9,5 millions de bitcoins entre 2011 et 2013, d’après le FBI. Mais ce serait injuste de le réduire à cela.
Avec un bitcoin devenu réserve de valeur, on est loin du projet initial de Nakamoto, non ?
C’est vrai. Le bitcoin est un écosystème qui évolue très très vite. Au départ le but était de faire des micropaiements sur Internet, sans intermédiaire ni coût, les mineurs étaient des particuliers. Aujourd’hui, on a des « fermes de minage », on observe des phénomènes de congestion – 100 000 transactions sont en attente de vérification – qui induisent des coûts plus ou moins équivalents à des frais bancaires ! Et comme la valeur du bitcoin flambe, il est plutôt utilisé pour spéculer. La dernière innovation en date, c’est les levées de fonds en cryptomonnaies. On appelle ça « faire un ICO » pour Initial Coin Offering, un jeu de mots avec l’acronyme IPO [Initial Public Offering, ndlr] qui désigne les introductions en bourse des entreprises. Les chiffres qui courent sont énormes : 3 milliards d’euros auraient été levés en ICO depuis début 2017 [selon la plateforme Coinschedule, ndlr].
Hors le bitcoin, quelles sont les applications effectives ou potentielles de la blockchain ?
Il y a déjà d’autres cryptomonnaies que le bitcoin. Ether par exemple, qui date de 2015. C’est l’actif virtuel qui rémunère les développeurs des applications décentralisées – les « dApps » – qui s’exécutent sur le réseau mondial décentralisé Ethereum via des smart contracts. C’est l’autre grosse révolution promise par la blockchain, en tant que protocole « transparent, résilient et infalsifiable ». Les smart contracts sont concrètement des programmes informatiques conçus pour exécuter les termes d’un contrat de façon automatique lorsque certaines conditions sont réunies. Le but est toujours le même : désintermédier, « ubériser Uber » comme le dit Alex Tapscott, l’auteur du livre Blockchain revolution ! Des applications sont attendues dans le domaine des assurances et de l’immobilier, par exemple : une notarisation électronique de toutes les données à un coût nul ou presque, mais on peut aussi imaginer un service d’état civil ou un cadastre sur blockchain qui pourraient protéger l’identité et les biens des personnes autrement menacés par la corruption de leur gouvernement. Et puis il y a le vaste domaine de la finance avec l’ambition de dématérialiser la monnaie, d’optimiser la gestion des devises ou encore de contrôler l’activité des banques, donc la création de liquidité, une aubaine pour les agences de régulation ! On parle aussi d’applications en santé pour sécuriser l’accès aux données personnelles des patients, ou dans la logistique pour tracer les produits…
Toutes ces applications, vous les voyez à quel horizon ?
La technologie n’est pas mûre. Même si de nombreux acteurs s’y intéressent de près : ceux qui craignent la désintermédiation mais aussi ceux qui voient dans la blockchain une technologie capable de leur faire réaliser des économies de fonctionnement importantes en automatisant des tâches aujourd’hui réalisées manuellement ou qui font intervenir un grand nombre d’intermédiaires. Aussi il est important de distinguer les applications blockchains orientées « BtoB » de celles orientées « BtoC ». Pour simplifier, on pourrait dire que les premières reposent sur des blockchains « permissionnées » ou privées, c’est-à-dire dont les membres du réseau sont connus. Actuellement, ce sont ces applications qui semblent avoir le vent en poupe du côté des entreprises. En revanche, en ce qui concerne les applications de la blockchain « BtoC », qui reposent davantage sur des réseaux ouverts comme Ethereum, mis à part les cryptomonnaies et les ICO, aucune application ne semble émerger pour le moment. Il faudra attendre encore un peu pour que le grand public adopte des « services blockchain » au quotidien. En résumé, le potentiel de disruption est là mais on ne sait pas bien encore comment il se matérialisera.
Céline Mareuge, journaliste web